Un éclaireur venu de l’espace interstellaire, Jacques Crovisier*

Lors de la naissance de notre système solaire, il y a 5 milliards d’années, outre les grosses planètes qui nous sont familières, de nombreux petits corps se sont formés. Certains sont devenus les comètes et les astéroïdes que nous pouvons observer actuellement ; d’autres, en grand nombre, du fait des perturbations gravitationnelles des grosses planètes, se sont trouvés éjectés du système solaire et errent dans l’espace interstellaire.  

*Jacques CROVISIER est astronome à l’Observatoire de Paris.


Il est naturel de penser que cette sorte de jeu de billard cosmique à l’origine de notre système solaire a également eu lieu dans les autres systèmes solaires, et que tout une population de petits corps hante la Galaxie. Ces objets nous restent invisibles, sauf s’ils s’aventurent près de notre Soleil. Et jusqu’à présent nous n’en avions rencontré aucun.

Or, en septembre-octobre 2017, un objet insolite a traversé le système solaire. Le 9 septembre, il était au plus près du Soleil, à 0,25 ua (unités astronomiques (1)). Le 14 octobre, il passait à 0,16 ua de la Terre. C’est peu après qu’il a été repéré à l’Observatoire d’Hawaï par le télescope Pan- STARRS (2). Ce télescope équipe l’une des stations automatiques qui ont pour mission de « chasser » les astéroïdes : entre deux et trois mille astéroïdes nouveaux sont ainsi découverts chaque mois.
Mais l’objet détecté cette fois-ci est particulier : il n’est pas en orbite autour du Soleil. Il a d’abord été pris pour une comète ; puis, en raison de la persistance de son aspect ponctuel sur les images, il a été reclassé en astéroïde et nommé A/2017 U1.

Les orbites des planètes et des petits corps qui gravitent autour du Soleil sont caractérisées par leur excentricité e. Pour e = 0, on a un cercle. Lorsque e augmente, on a affaire à une ellipse de plus en plus allongée, jusqu’au cas limite e = 1, qui correspond à une parabole. Au-dessus de e = 1, l’orbite est une hyperbole et ne se referme pas : l’objet quitte le système solaire. On connaissait déjà de nombreuses comètes parcourant des orbites hyperboliques (comme la comète C/1980 E1 [Bowell]) d’excentricité 1,057). Mais leur excentricité reste modeste, et pour chacune de ces comètes dorénavant ces petits corps venus d’ailleurs ; ’oumuamua (3) est un nom hawaïen choisi par les découvreurs; il signifie « éclaireur » (au sens de « celui qui part en reconnaissance »).

Une course contre la montre s’est engagée. L’objet s’éloignant très vite, il fallait se dépêcher de l’observer avant qu’il ne devienne trop faible. La plupart des grands télescopes ont été mobilisés pour cette tâche, en particulier par l’équipe internationale de Karen Meech (4). La couleur de l’objet, rougeâtre, est similaire à celle de certains objets transneptuniens, mais son spectre ne révèle rien de sa composition. Il ne contient pas de glace (ou n’en contient plus), sinon il aurait développé la chevelure caractéristique des comètes lors de son approche du Soleil. Sa dimension est modeste: un diamètre-équivalent d’environ 150 m. La courbe de lumière nous apprend que l’objet tourne sur lui-même en 7,3 heures, mais la surprise vient de l’amplitude importante de la variation d’éclat : elle suggère une forme très allongée, évoquant celle d’un cigare ! Très peu d’astéroïdes ont une telle forme, qui demande une certaine cohésion pour que l’objet n’éclate pas sous l’effet de la force centrifuge.

Peut-être avons-nous déjà des échantillons de matière extrasolaire sous la main. Il pourrait s’en trouver parmi nos collections de météorites. Cependant, celles qui ont pu être datées (par analyse isotopique) remontent à la formation du système solaire: aucun âge anormal, qui pourrait traduire une origine extérieure, n’a encore été constaté. La sonde Stardust nous a rapporté en 2006 de précieux grains de poussière prélevés dans la chevelure de la comète 81P/Wild 2. Au cours de son périple, elle a également collecté quelques grains suspectés d’être d’origine interstellaire. Mais la confirmation définitive de cette origine est difficile.

La découverte de l’éclaireur ’Oumuamua ouvre manifestement un nouveau chapitre de nos livres d’astronomie.

L’astronomie, science de l’espace et du temps, est aussi une école de patience. L’histoire a montré que les observations systématiques sont payantes à long terme. C’est ainsi que Kepler a pu bâtir ses lois en bénéficiant des catalogues d’étoiles patiemment élaborés par Tycho Brahe et de ses multiples observations des planètes. Nous en avons un autre exemple ici, où un inventaire systématique des astéroïdes est allé bien plus loin que le repérage des objets potentiellement dangereux pour la Terre qui avait initialement motivé ce projet.

Les stratégies des stations de recherche automatique d’astéroïdes n’étaient pas optimisées pour la découverte de tels objets aux orbites atypiques. Avec des méthodes améliorées, gageons que plusieurs autres objets interstellaires seront prochainement découverts et que nous en saurons bientôt plus sur leur nature.

(1) L’unité astronomique (ua) est la distance moyenne de la Terre au Soleil, soit 150 millions de kilomètres.
(2) Panoramic Survey Telescope and Rapid Response System.
(3) L’apostrophe fait partie du nom!
(4) Karen Meech et al., « A brief visit from a red and extremely elongated interstellar asteroid », in Nature, 2017.
http://www.nature.com/articles/nature25020

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