Sûreté des centrales nucléaires et échanges internationaux, Louis Mazuy*

La coopération dans le domaine de la sûreté de la production nucléaire d’électricité est une réalité. Cependant, il existe différentes approches et « cultures », selon les pays. Ici, les approches états-unienne et française.

*Louis MAZUY est ingénieur retraité, expert à Areva jusqu’en 2016.


La défaillance de la centrale de Fukushima était prévisible.
Le risque de tsunami de niveau élevé n’avait pas donné lieu à des mesures préventives (surélévation des groupes motopompes de secours pour éviter que les moteurs Diesel soient noyés, par exemple). La cause principale de la catastrophe a été l’insuffisance de maîtrise publique de la sûreté des centrales nucléaires au Japon.

Nicolas Sarkozy a prétendu à l’époque que les normes internationales sont insuffisantes dans ce domaine. Nous allons voir que de tels propos détournent l’attention des questions posées.

DES MODÈLES DE RÉACTEURS COMPARABLES 
En 1970, la France adopte le modèle pressurisé à eau PWR, sous licence de la firme états-unienne Westinghouse. Les centrales EDF actuelles sont de cette conception. Les modèles N4 (quatre réacteurs en exploitation depuis les années 1990) et EPR sont des versions PWR francisées. Aux États-Unis, un quatrième type, le BWR dit « bouillant », est aussi en exploitation. Des modèles PWR et BWR très proches des références états-uniennes ont été implantés au Japon. La Chine a d’abord fait construire des centrales par Framatome, selon un modèle identique à l’une de celles d’EDF; maintenant, elle acquiert différents types de centrales, d’origines américaine, française et russe, en obtenant un transfert technologique et en se dotant de constructeurs nationaux à part entière. L’URSS puis la Russie ont développé des modèles à part ; leur modèle en diffusion à l’exportation est le VVER, une version à eau pressurisée.

La plupart des centrales installées dans le monde fonctionnent donc selon des principes similaires, ce qui permet des échanges d’expériences assez approfondis. La transparence réciproque est inégale, sous contrainte des rapports de concurrence, mais quasi absente avec la Russie. Pour les États-Unis et la France, les accords initiaux de licence ont donné lieu à des échanges importants, qui perdurent car les électriciens étatsuniens et EDF font appel pour la maintenance aussi bien à West inghouse qu’à Framatome, et même aux japonais MHI et Toshiba. Un institut (l’EPRI [Electric Power Research Institute]) a été créé par les industriels états-uniens de l’énergie. L’EPRI, qui accepte les participations internationales, collecte des informations sur les incidents des centrales nucléaires en exploitation dans le monde. Ses travaux de recherche sont menés en coopération avec les industriels. Une base de données sur les caractéristiques des matériaux des composants de centrales nucléaires est publiée. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) française se réfère souvent aux données de l’EPRI pour se positionner sur le risque de défaillance de tel ou tel matériau. Il existe aussi une association internationale, la WENRA (Western European Nuclear Regulator Association), des organismes de sûreté nationaux. Les acteurs de la filière peuvent donc avoir accès à une grande partie des connaissances accumulées sur le retour d’expérience mondial des centrales nucléaires.

Les nouvelles défaillances ne peuvent alors résulter que d’une observation insuffisante des principes de sûreté ou d’une problématique inconnue jusqu’à présent.

Opération d’inspection du réacteur de la centrale de David Besse, aux États-Unis.

LE CAS DU RÉACTEUR DE DAVID BESSE 
En mars 2002, le couvercle de la cuve de la centrale de David Besse, dans l’Ohio, États-Unis, est dans un état critique: une fissuration profonde, à la limite de causer une brèche du circuit primaire, est apparue. La sensibilité à la fissuration de corrosion (SCC) de l’alliage Inconel 600, en cause, était connue. En effet, dès les années 1970, le CEA (Centre d’études atomiques français) avait diagnostiqué en laboratoire cette sensibilité. Dans un premier temps, les constructeurs états-uniens contestèrent les résultats établis par CEA. Puis des contrôles effectués sur les couvercles des centrales EDF ont révélé des fissurations. Suivant les préconisations du Bureau de contrôle des chaudières nucléaires (BCCN), service dit « des mines », acteur principal de l’autorité de sûreté à l’époque, EDF planifia le remplacement des couvercles pendant les années 1990. Aux États-Unis, les industriels ont remis des notes d’analyse aux conclusions rassurantes : la fissuration devait peu évoluer, jusqu’à ce que le cas critique de David Besse prouve le contraire.

Cette différence entre les États-Unis et la France est liée à la façon dont les pouvoirs s’exercent lorsque des défauts peuvent entraîner des dégradations de la sûreté des centrales. Aux États-Unis, la responsabilité en cas d’accident est attribuée en premier lieu au propriétaire de la centrale qui l’exploite et vend l’électricité produite. L’autorité indépendante de sûreté du pays, la NRC, effectue un contrôle avant d’autoriser le démarrage d’une centrale. La législation états-unienne définit les règles que chaque acteur de la filière a la responsabilité de respecter, de telle sorte qu’en cas d’accident la couverture des dégâts puisse s’effectuer par un recours en justice – comme ce fut le cas pour les cata strophes écologiques de l’exploitation pétrolière – et aux assurances.

En France, si chaque acteur de la filière a une responsabilité juridique, la sûreté relève depuis l’origine de la responsabilité de l’État, qui doit rendre des comptes à la population. Le contrôle de la sûreté est désormais à la charge d’un organisme, l’ASN, dont le pouvoir est potentiellement important, à condition que les moyens publics de recherche et d’études de sûreté soient suffisants pour se positionner avec la compétence requise.

L’ASN est censée être indépendante, comme l’est la NRC pour les États- Unis, mais ce n’est pas là une garantie supplémentaire car le point essentiel réside dans la maîtrise publique. La Chine s’est inspirée de l’expérience du BCCN dès le début de la construction de ses centrales. Et le Japon, tirant les enseignements de Fukushima, en fait de même avec l’ASN. Si cela souligne l’importance des institutions publiques, la culture de service public – à ne pas confondre avec l’étatisme – du salariat est un atout fondamental.

En France, le puissant secteur public de l’électricité maîtrisant l’électronucléaire, avec le complément de l’hydraulique et de quelques centrales thermiques d’appoint, était un obstacle à l’insertion d’exploitants privés capables d’obtenir la rentabilité requise. Or la loi de transition énergétique accroît la part des opérateurs privés dans la fourniture de l’électricité. La réduction de l’électronucléaire à 50 % devant rester du ressort d’EDF rentre dans cette logique.

Dans ce contexte de politique de libéralisation, les controverses sur l’électronucléaire français et sa durée de vie sont à appréhender avec prudence.

LE CAS DU COUVERCLE DE LA CUVE DE L’EPR 
Le taux localement élevé de carbone dans l’acier de la cuve de l’EPR de Flamanville et de certaines calottes de générateurs de vapeurs des centrales en exploitation a conduit à un positionnement sévère de l’ASN, au point de conduire à une pénurie d’électricité en 2017. L’enjeu est de pouvoir garantir une ténacité suffisante dans tous les secteurs des pièces.

Le critère actuel de valeur du taux de carbone peut être jugé sévère, compte tenu des marges utilisées pour les calculs de résistance des enceintes. Concernant les calottes, la pratique antérieure de l’autorité publique aurait été d’amener EDF et Framatome à effectuer les investigations et corrections éventuelles, avec une programmation compatible avec la fourniture d’électricité.

Concernant la cuve de Flamanville, l’enjeu est en définitive le coût des contrôles à effectuer durant la vie de la centrale. Durant mon activité professionnelle, j’ai participé à la discussion préalable au choix d’un critère de tenue à la fissuration de corrosion d’un autre acier. Un résultat de test en laboratoire conduisait à une proposition de critère trop sévère, correspondant à un seul facteur de défaillance, sans tenir compte des autres facteurs complémentaires plus difficiles à quantifier. Ce critère initialement proposé remettait en cause des milliers de pièces en acier inoxydable utilisées depuis une quarantaine d’années dans les centrales, alors que le nombre de cas de fissuration de corrosion est rare. Pour définir un critère réaliste, la solution était de compléter les enseignements des tests par une intégration de l’expérience acquise de façon générale.


QUELLE DURÉE D’EXPLOITATION? 
La durée d’exploitation des centrales EDF est un enjeu économique et politique. Adopter la durée de soixante ans, comme l’a fait la majorité des exploitants états-uniens et européens (Suède, Belgique), reporterait le passage à 50 % de la part du nucléaire dans le mix énergétique français bien au-delà de 2025, date fixée initialement par la loi de transition énergétique. Le parti pris antinucléaire met en exergue que la durée de vie prévue à la conception est de quarante ans. Cette durée est celle pour laquelle le constructeur de centrale devait initialement justifier une capacité des composants principaux à résister, ce en utilisant les méthodes codifiées de justifications et des coefficients de sécurité conventionnels.

Après quarante ans de service, les caractéristiques des matériaux sont contrôlées avec des tests sophistiqués. Les calculs de vérification de résistance des composants utilisent des méthodologies plus précises. Ainsi, il reste des marges pour un fonctionnement pendant des années supplémentaires.

Jusqu’à présent, l’ASN considère que la justification de prolongation de vie des centrales est à étudier au cas par cas pour chaque réacteur. Ses préconisations influent sur les rénovations des installations (programme Grand Carénage). La prolongation de durée de vie est alors une question de faisabilité (rénovation possible ou impossible) et de coût, avec l’enjeu du retour sur investissement possible. S’il n’y a pas de décision politique de principe en vertu de la loi de transition énergétique, la durée de vie des centrales résulte du consensus entre l’ASN, EDF et Framatome sur le diagnostic technique de l’état des composants, dont en particulier celui de la cuve et de l’enceinte (pièces irremplaçables).

Les échanges internationaux sur les résultats de contrôles, les recherches et les nouvelles méthodes de calcul auront une grande importance pour la fixation des critères et la mise à jour des normes.

CONCLUSION 
La filière électronucléaire a une forte dimension internationale, avec des normes techniques communes aux différentes installations ou assez proches. Comparer les expériences respectives des États-Unis et de la France est instructif.
La sûreté de l’électronucléaire est meilleure dans un pays à forte culture de service public. L’État libéral n’obtient pas ce niveau car le recours aux acteurs privés donne à la responsabilité des acteurs et au respect des normes un statut principalement juridique.

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