Maryam Mirzakhani, une mathématicienne d’exception, Jean-Michel Bony*

La communauté scientifique a appris avec une profonde tristesse le décès de la grande mathématicienne Maryam Mirzakhani à l’âge de quarante ans. C’est à ce jour la seule femme au monde à avoir obtenu la prestigieuse médaille Fields, la plus haute distinction en mathématiques. L’Académie des Sciences française l’avait élue membre associé étranger en 2015.  

*Jean-Michel BONY est mathématicien, membre de l’Académie des Sciences.


Maryam Mirzakhani est née à Téhéran, en Iran, et ses aptitudes mathématiques exceptionnelles s’y révèlent dès le lycée. Elle obtient successivement, en1994 et 1995, deux médailles d’or aux Olympiades internationales de mathématiques, la seconde fois avec le score maximal. Elle obtient en 1999 son diplôme de bachelor of science à l’université Sharif de sa ville natale, puis part pour les États-Unis préparer son doctorat à l’université Harvard (Massachusetts). Sa thèse de doctorat, qu’elle soutient en 2004, est unanimement considérée comme un chef-d’oeuvre : elle y résout, et met en rapport, deux problèmes importants posés depuis longtemps. Elle était depuis 2008 professeur à l’université Stanford (Californie). Ses travaux lui ont valu de nombreuses distinctions : le Blumenthal Award en 2009, le prix Satter de l’American Mathematical Society en 2013 et, enfin, la médaille Fields en 2014 « pour ses contributions exceptionnelles à la dynamique et la géométrie des surfaces de Riemann et de leurs espaces de modules » (voir ci-dessous).

Les travaux de Maryam Mirzakhani se situent au confluent de l’analyse complexe, de la géométrie différentielle, de la topologie et de la dynamique. Un premier résultat remarquable porte sur l’estimation, sur une surface de Riemann de genre g ≥ 2, du nombre de géodésiques fermées (c’est-à-dire dont le point de départ coïncide avec le point d’arrivée) de longueur ≤ L. Si on ne fait aucune hypothèse supplémentaire, il était connu depuis plusieurs décennies que ce nombre croît exponentiellement avec L.

Maryam Mirzakhani s’intéresse au nombre de géodésiques qui sont simples, c’est à- dire qui ne se recoupent pas. Elle démontre que la croissance est alors beaucoup plus lente, comme un polynôme en L de degré 6g − 6. Bien que ce théorème porte sur chaque surface de Riemann individuellement, Maryam Mirzakhani l’obtient grâce à une compréhension exceptionnelle de l’espace des modules, c’est-à-dire de l’ensemble de ces surfaces. Ce sont en fait de remarquables estimations de volumes dans cet espace si compliqué qui lui permettent d’obtenir le résultat précédent.

Il faudrait encore citer ses contributions à la dynamique des billards polygonaux et bien d’autres résultats que je ne peux détailler ici. Enfin, dans un article de 200 pages écrit en collaboration avec Alex Eskin, elle a obtenu des résultats exceptionnels, et inattendus, sur la dynamique dans l’espace des modules. Alors que les géodésiques réelles sont très irrégulières et instables, les auteurs s’intéressent aux géodésiques complexes (en rendant complexe la variable de « temps » qui les paramètre). Le résultat, surprenant, est que la fermeture d’une telle géodésique (obtenue en lui ajoutant ses points limites) est un objet beaucoup plus régulier, et même algébrique, définissable en termes de polynômes.

Maryam Mirzakhani manquera énormément à son époux, à sa fille et à l’ensemble de la communauté mathématique qui a perdu l’un des esprits les plus imaginatifs de notre époque. Son oeuvre survivra et aura à coup sûr de nombreux prolongements. Son exemple continuera à inciter de nombreuses femmes à se lancer dans une carrière scientifique, notamment en mathématiques.    


ESPACE DES MODULES

Il ne suffit pas d’étudier chaque surface de Riemann individuellement, il faut en étudier les déformations (si elles proviennent de courbes algébriques, cela revient à en faire varier les coefficients). À la suite de Riemann, les mathématiciens ont introduit l’espace des modules de genre g dont chaque point correspond à une surface de Riemann compacte (plus précisément, à une classe de telles surfaces isomorphes). Pour g ≥ 2, cet espace est de dimension 6g − 6, on peut le munir d’une structure complexe et d’une « bonne » métrique, ce qui fait qu’on peut alors parler de volume et de géodésiques.

La géométrie globale de cet espace des modules est très compliquée et encore très mystérieuse. Elle est très loin d’être homogène : la géométrie d’une partie de cet espace peut être très différente de celle d’une autre partie.
On conçoit que les systèmes dynamiques évoluant dans cet espace aient un comportement fort complexe et que les résultats de régularité y soient rares.

La physique théorique, plus particulièrement la théorie des cordes, a naturellement recours à l’espace des modules. L’évolution d’une corde dans l’espace-temps est une surface sur laquelle on doit considérer toutes les structures complexes, et l’équivalent de l’intégrale de Feynman amène à intégrer sur tout l’espace des modules.
Maryam Mirzakhani, avec ses méthodes propres, a pu donner une nouvelle démonstration d’une conjecture de Witten reliée à ces considérations de physique théorique.


SURFACES DE RIEMANN

Introduit par Bernhard Riemann peu après 1850, le concept de surface de Riemann joue un rôle majeur en mathématiques, mettant en relation de nombreux domaines, dont la géométrie différentielle, la géométrie algébrique, l’arithmétique, la topologie, la dynamique et la physique théorique.

La définition en est simple : il s’agit d’espaces (variétés différentielles) de dimension 2 (localement, chaque point est repéré par deux coordonnées réelles) qui sont munis en outre d’une structure complexe, ce qui permet de parler de fonctions holomorphes.

Un exemple fondamental est celui d’une courbe algébrique plane d’équation P(x, y) = 0, où P est un polynôme de deux variables. Plus précisément, on considère l’ensemble des couples (x, y) de nombres complexes vérifiant cette équation, auxquels on ajoute des « points à l’infini ». Si la courbe n’a pas de points singuliers, on obtient ainsi une surface de Riemann compacte (1). Bien que la définition de ces surfaces n’ait a priori rien d’algébrique, les surfaces de Riemann compactes proviennent toutes d’une courbe algébrique (non nécessairement plane) par une généralisation du procédé ci-dessus.

Classifier les surfaces de Riemann, ou en donner des représentations paramétriques, c’est donc aussi faire le même travail pour les courbes algébriques.

Un invariant très important est le genre, qui est de nature purement topologique. On peut facilement le décrire au moins pour les surfaces compactes. Celles de genre 0 sont topologiquement équivalentes à la sphère ; celles de genre 1 le sont au tore ou, si l’on préfère, à la sphère munie d’une anse (on peut les déformer l’un en l’autre) ; celles de genre g ≥ 2 le sont à la sphère munie de g anses. Cela n’épuise pas bien sûr la classification : une même surface peut être munie de beaucoup de structures complexes différentes.

Depuis le début du XXe siècle, grâce aux travaux de Henri Poincaré et de bien d’autres mathématiciens, on dispose de résultats beaucoup plus précis.
En genre 0, il n’y a que la sphère (cas des courbes unicursales, paramétrables par des fractions rationnelles). En genre 1, ce sont des quotients du plan complexe, paramétrables par les fonctions elliptiques. En genre g ≥ 2, ce sont des quotients du demi-plan hyperbolique de Poincaré, et on peut les paramétrer par les fonctions dites fuchsiennes.

Sur une surface de Riemann, parmi les métriques compatibles avec la structure complexe, il en existe une ayant de meilleures propriétés (complétude et courbure constante). Cela permet de parler de distance, de volume et de géodésiques, courbes réalisant localement le minimum de distance entre deux de leurs points (exemple : les arcs de grand cercle sur la sphère). En genre g ≥ 2 (contrairement aux genres 0 et 1), il n’y a qu’un nombre fini de géodésiques fermées de longueur inférieure ou égale à une valeur donnée, leur décompte, où Maryam Mirzakhani s’est illustrée, est un problème important et difficile.

(1) Un espace est compact si toute suite y admet au moins un point limite, d’où la nécessité d’ajouter les points à l’infini.

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