Le charlatanisme à la Culture ?, Alain Tournebise*

Si la nouvelle ministre de la Culture du gouvernement français, Françoise Nyssen, est éditrice, elle est également la fondatrice d’une école à la pédagogie et à la doctrine plus que controversées, notamment dans leur rapports avec la discipline et la méthode scientifique.

*ALAIN TOURNEBISE est ingénieur.



Le 21 juin 2017, Emmanuel Macron et son Premier ministre, Édouard Philippe, ont nommé Françoise Nyssen ministre de la Culture. Beaucoup se sont félicités de cette décision, la dame étant la directrice des mythiques éditions Actes Sud, découvreurs et éditeurs en France d’auteurs prestigieux tels Nina Berberova, Stieg Larsson ou le prix Nobel Svetlana Alexievitch.

Françoise Nyssen, ministre de la Culture du gouvernement Macron-Philippe.

Mais cette désignation a aussi de quoi surprendre. Car si en matière de littérature la ministre a une compétence et un talent indiscutables, sa relation à l’approche scientifique a tout pour inquiéter, notamment tous ceux qui, comme notre revue, sont attachés au développement de cette composante essentielle de la culture que constituent les sciences et les techniques. Car Françoise Nyssen, ce n’est pas seulement la maison d’éditions Actes Sud, c’est aussi la fondatrice de l’école privée Domaine du possible, qu’elle a créée en 2015 à Arles pour « s’appuyer sur la curiosité et la joie d’apprendre plutôt que sur la contrainte ». Un projet qui pourrait séduire largement s’il ne cachait des conceptions moins avouables. Car l’école du Domaine du possible est une école qui applique la pédagogie Steiner-Waldorf et la doctrine anthroposophique.

DERRIÈRE UNE NOMINATION

On pourrait déjà s’étonner que soit nommée ministre de la République – et, qui plus est, ministre de la Culture – une personne qui dans sa pratique même combat l’école de la République. Dans un entretien publié par la revue de la Société anthroposophique, Jean-Paul Capitani, cofondateur de l’école Domaine du possible avec son épouse Françoise Nyssen, s’exprime ainsi à propos de l’Éducation nationale : « Je pense qu’il y a un système qui s’est mis en place, qui est prédateur. J’en suis intimement convaincu par mon expérience, l’expérience de mes enfants et même déjà celle de mes petits-enfants. D’une certaine manière, on ne respecte pas les enfants… Nos enfants sont considérés comme des objets, des marchés qu’on exploite. C’est comme une matière première… Les enfants sont le plus grand marché actuel. Lorsque les conseils généraux sont très fiers d’offrir des ordinateurs aux enfants, c’est simplement parce que quelqu’un a flanché devant la proposition commerciale d’un vendeur d’informatique. (1) »

Un tel mépris pour l’action des structures publiques d’éducation autorise à s’interroger sur l’aptitude de Mme Nyssen à conduire la politique culturelle de la France au cours des prochaines années. Ce conflit d’intérêts, pourtant évident, a largement échappé à la pensée complexe de « Jupiter ». Mais il y a plus grave.

 

UNE SECTE…

Rudolf Steiner, théoricien de l’anthroposophie.

La doctrine anthroposophique, sur laquelle se fonde la pédagogie Steiner-Waldorf, a fait l’objet d’une enquête parlementaire en 1999, d’un rapport de la mission interministérielle de lutte contre les sectes en 2000, et c’est l’un des sujets traités par un rapport de la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) en 2013-2014.

On retrouve dans la société anthroposophique toutes les caractéristiques des sectes telles que la scientologie, Raël ou Moon : un gourou vénéré, Rudolf Steiner, une théorie pseudoscientifique fumeuse et charlatanesque, un réseau tentaculaire mondial touchant à de multiples activités (enseignement, médecine, pharmacie, agriculture, etc.), des structures de financement et, enfin, une opacité totale pour masquer à l’opinion la réalité de ses activités et de ses conceptions.

Exemple d’opacité : sur le site du Domaine du possible, comme sur le site de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, on ne parle pas ouvertement des liens entre la pédagogie Steiner- Waldorf et la doctrine anthroposophique, et le nom de Rudolf Steiner n’est mentionné qu’une fois, comme celui du concepteur d’une pédagogie parmi d’autres. Désormais, Francoise Nyssen ne parle plus d’anthroposophie, mais de « spiritualité laïque ». Mais, pour se persuader de la réalité des liens avec l’anthroposophie, il suffit de savoir que le directeur de l’établissement est Henri Dahan, dont l’épouse, Praxède Dahan, est membre du comité directeur de la Société anthroposophique en France. Le Domaine du possible, comme toutes les écoles Steiner-Waldorf, préfère se présenter comme une institution pédagogique innovante, au même titre que les écoles Freinet, Montessorri ou Piaget. Mais Celestin Freinet, Maria Montessori ou Jean Piaget étaient des praticiens et des théoriciens de la pédagogie. Il en va tout autrement de Rudolf Steiner.

Rudolf Steiner (1861-1925), après être passé par la Société théosophique de Helena Petrovna Blavatsky (association ésotérique empruntant nombre de ses concepts à l’hindouisme, à l’occultisme et à l’astrologie), et s’en être séparé en 1913, donna naissance à la Société anthroposophique. Il est difficile de définir l’anthroposophie, tant elle se veut une doctrine universelle fournissant une conception globale de l’homme et de l’Univers. Il est tout aussi difficile d’en comprendre les fondements, car les écrits de Rudolf Steiner constituent un fatras ésotérique à peu près inaccessible à un esprit normal.

IDÉOLOGIE DANGEREUSE ET ENTREPRISE TENTACULAIRE

Pour résumer rapidement cette bouillie antiscientifique, selon l’anthroposophie, l’être humain se compose de quatre éléments : le corps physique, le corps éthéré, le corps astral et le Moi, qui font pendant aux quatre stades que connaîtrait l’humanité (minéral, végétal, cosmique et stade du « Je ») et aux quatre stades de l’évolution cosmique (saturnien, lunaire, solaire et terrestre). Ce découpage farfelu en corps, phases, périodes est à l’origine de toutes les méthodes pseudo-scientifiques développées sur les bases de l’anthroposophie. Ainsi, dans la pédagogie Steiner, le but initial, pour les enseignants, est de repérer à quel stade d’évolution se trouvent les enfants qui leur sont confiés, de façon à leur permettre un maximum de développement au stade où ils se situent. En médecine anthroposophique, le cancer, par exemple, n’est que la conséquence de « déséquilibres cellulaires qui échappent aux forces éthériques formatrices ». Le sida, quant à lui, est un « effondrement du noyau central de la personne, le Moi », c’est pourquoi, d’après les anthroposophes, les populations les plus touchées sont les homosexuels ou les toxicomanes.

Le Goetheanum, bâtiment érigé sur la colline de Dornach, à 10 km au sud de Bâle (Suisse), siège de la Société anthroposophique universelle fondée par Rudolf Steiner.

L’agriculture biodynamique, elle aussi avatar de l’anthroposophie, recourt à des agendas cosmiques et étudie les forces vitales « éthériques » des plantes à travers ce que les adeptes appellent la « cristallisation sensible » et la « dynamolyse capillaire ». Pour en savoir plus, on pourra se référer au livre d’Ehrendfried Pfeiffer, pionnier de l’agriculture biodynamique, réédité par… Actes Sud.

De même, pour ceux qui voudraient en savoir plus sur la pensée de Rudolf Steiner, nous déconseillons la biographie élogieuse publiée en 2009 aux éditions… Actes Sud ; nous conseillerons plutôt de lire quelques extraits édifiants de l’« oeuvre » du maître. Par exemple, dans son ouvrage Science occulte, Steiner nous livre ses conceptions du monde.

En physique : « Pour l’occultiste, […] La chaleur est […] un état au même titre que les états gazeux, liquide ou solide. Seulement elle est encore plus subtile qu’un gaz. Ce dernier n’est que de la chaleur condensée, comme le liquide est un gaz condensé, et le solide un liquide condensé. »

En matière de cosmologie, là encore sa vision est originale : « Comme notre terre, Saturne était entouré d’une atmosphère, mais cette atmosphère était d’essence spirituelle […].Auparavant a lieu un important événement. Un astre se détache de la Terre d’air et de feu, un astre qui, dans son évolution désormais autonome, deviendra le soleil . »

Et en médecine, ses conceptions de l’épidémiologie sont lumineuses : « L’occultisme montre que la plus grande partie de ces maladies vient des aberrations du corps astral qui contaminent le corps éthérique et viennent ainsi par une voie détournée détruire l’harmonie, parfaite en soi, du corps physique. Ces répercussions […] sont la véritable origine de beaucoup de phénomènes morbides ; aussi échappent- ils à cette conception scientifique qui s’en tient aux données des sens physiques. »

Voilà, synthétisées en quelques phrases, quelques-unes des conceptions « scientifiques » de celui qui suscite la dévotion de la ministre de la Culture de la République française du XXIe siècle! Régression n’est pas le mot idoine ; décadence semble plus adaptée. Ces élucubrations charlatanesques pourraient faire sourire si elles n’avaient donné naissance à une véritable galaxie mondiale, influente dans de nombreux secteurs : scolaire, à travers les écoles Steiner-Waldorf; médical, avec le développement d’une médecine dite « anthroposophique » ; agricole, au sein de l’agriculture « biodynamique » ; et bancaire, avec, en France, la NEF et la Sofinef.

Le réseau mondial des établissements Steiner comprend 1 092 écoles dans 64 pays et 1 857 écoles maternelles dans plus de 70 pays. Quant à la médecine, elle s’appuie, d’une part, sur un important réseau de praticiens, fédérés dans l’Association médicale anthroposophique de France (AMAF) et, d’autre part, sur plusieurs centres thérapeutiques qui accueillent notamment de jeunes handicapés ainsi que sur les laboratoires Weleda, qui emploient quelque 180 personnes à la fabrication de produits cosmétiques et diététiques, et aussi de préparations médicamenteuses. La NEF (Nouvelle Économie fraternelle) est une société financière directement issue de l’initiative des anthroposophes, notamment appartenant à la « section des sciences sociales » de l’École de science de l’esprit de la Société anthroposophique. La liste des projets fournie sur leur site révèle qu’un nombre non négligeable de projets ou d’associations soutenus sont directement et ouvertement en rapport avec elle : Éditions Triades (publiant les ouvrages du fondateur de l’anthroposophie), librairies anthroposophiques, fermes biodynamiques, écoles Steiner-Waldorf. Elle avait fait l’objet d’investigations de la commission d’enquête parlementaire de 1999.

Françoise Nyssen et son époux, Jean-Paul Capitani, fondateurs en 2015 de l’école Domaine du possible, à Arles, qui applique la pédagogie Steiner-Waldorf et la doctrine anthroposophique.

UN REFUGE INDIVIDUEL, UNE MENACE SOCIALE

Bien entendu, Françoise Nyssen, personne privée, a parfaitement le droit d’adhérer à la religion ou la philosophie de son choix, fût-ce l’anthroposophie. De son propre aveu, c’est le suicide de son fils Antoine, à l’âge de dix-huit ans, dont elle rend responsable l’inadaptation de l’enseignement public, qui l’a amenée à se tourner vers les théories pédagogiques de Rudolf Steiner. On comprend parfaitement qu’un tel drame dans la vie d’une mère puisse avoir des conséquences mentales lourdes, et qu’elle se réfugie dans une doctrine qui nie la mort. Pour Steiner, en effet, durant « la vie qui s’écoule entre la mort et une nouvelle naissance […] l’homme entre dans une sphère lunaire, dans une sphère de Mercure, dans une sphère de Vénus, et […] la sphère solaire ». Le refus de la mort, la résurrection, la réincarnation, a toujours été le fonds de commerce des religions comme des sectes ésotériques de tous poils. Après ce drame, Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani ont voulu construire « l’école qui aurait permis à leur fils de s’épanouir » et qu’ils n’ont pas trouvé dans le système public.

C’est respectable. Mais ce qui ne le serait pas, c’est que Françoise Nyssen use de sa position de ministre pour promouvoir une pensée pseudo-scientifique et une filière pédagogique qui renie l’éducation publique dispensée dans l’école républicaine dont, en tant que ministre, elle devrait être une des premières garantes. On peut légitimement se demander si l’honnêteté intellectuelle n’aurait pas dû l’amener à refuser une charge difficilement compatible avec ses convictions profondes. D’autant que l’activisme de Françoise Nyssen pour la « pédagogie » Steiner au cours de ces dernières années ne s’est jamais démenti. D’après Grégoire Perra, blogueur, ancien élève d’une école Steiner, « Françoise Nyssen aurait activement œuvré en tant que membre du conseil d’administration de l’université d’Avignon pour faciliter la création d’un DU de formation à la pédagogie Steiner-Waldorf […] et aurait utilisé son influence pour convaincre le recteur de l’université d’Aix-Marseille de faire preuve de bienveillance, pour ne pas dire de complaisance, envers l’école Steiner- Waldorf du Domaine du Possible ». Enfin, elle et son mari ne comptent pas en rester à l’école du Domaine du possible, puisqu’ils sont désormais à l’initiative d’un projet d’université privée Domaine du possible sur un site couvrant 120 ha de terres cultivables, le but étant de développer l’enseignement et la recherche en « agroécologie », avatar de la biodynamique Steiner.

Le rapport de la mission interministérielle de lutte contre les sectes de 2000 se terminait par une recommandation au gouvernement visant à mettre sous surveillance la galaxie anthroposophique : « Il apparaît indispensable pour les pouvoirs publics de maintenir une politique de veille soutenue et un dispositif de contrôles coordonnés, tenant compte de la grande variété des entités agissant dans le contexte anthroposophique. »Emmanuel Macron, au contraire, a installé l’anthroposophie au gouvernement. Trop jeune en 2000, il n’avait sans doute pas lu le rapport de la mission inter – ministérielle.

(1) Entretien paru dans Das Goetheanum, no 31-32, juillet 2015.

8 réflexions sur “Le charlatanisme à la Culture ?, Alain Tournebise*

  1. C’est édifiant et pathétique !
    Une fois de plus nos gouvernants montrent ici un raisonnement bizarre : partant d’un constat de dysfonctionnements réels de l’école publique, ils en oublient que ces dysfonctionnements ont été causés par leurs propres décisions (mélangeant allègrement causes et conséquences), et sont alors prêts à pousser plus loin encore le démantèlement de l’école de la république en favorisant, voire créant, des écoles privées où, au final, ils favoriseront un entre-soi très peu démocratique et fraternel, quitte même à s’appuyer pour cela sur des fondements éthiques très contestables (ici l’anthroposophie, ou pour Macron le profit quand il a commencé à fonder sa startup d’éducation avant que d’être élu) !

  2. sans doute Alain Tournebise sera-t-il intéressé de savoir que Wikipédia (article F.Nyssen ») a effacé une minime citation de son article au motif suivant : « ce n’est pas une revue scientifique mais politique ». La citation refusée était : « La revue  »Progressiste » titre « Le charlatanisme à la culture », après avoir donné plusieurs exemples d’erreurs anthroposophiques en astronomie, médecine, ou physique. Selon l’auteur, Françoise Nyssen aurait dû refuser une charge incompatible avec ses convictions anthroposophiques profondes. »

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