Les États-Unis tournent le dos à l’innovation : un suicide économique *

Le 11 mai 2017, le quotidien britannique The Guardian publia un article de l’essayiste Ben Tarnoff (San Francisco) sur un gadget fabriqué aux États-Unis et présenté comme une grande innovation. Sa critique d’un mode de production rejoint nos préoccupations – même si la situation en France n’est pas identique – car elle révèle de menaces réelles. Nous vous proposons donc une adaptation de cet article.

Progressistes invite ses lecteurs à lire assidûment The Guardian (www.theguardian.com), et éventuellement à prendre un abonnement.

*Adaptation par GEOFFREY BODENHAUSEN et JEAN-PIERRE KAHANE, respectivement membre du comité de rédaction et directeur de Progressistes



Si vous avez consulté Internet ces dernières semaines, il y a des chances pour que le nom de Juicero ne vous soit pas inconnu. Cette petite start-up basée à San Francisco vend au prix de 400 dollars un appareil ménager pour « produire » des jus de fruits. Voici comment cette machine fonctionne: on insère une sorte de dosette de fruits ou de légumes, disponible en supermarché, et l’engin transforme la dosette en jus. Hélas, il s’avère qu’on n’a nullement besoin de la machine pour faire son jus : le 19 avril 2017, Bloomberg News nous a informés qu’on peut fort bien écraser les dosettes à la main pour obtenir le même résultat… et même plus rapidement.
La Toile s’est esclaffée : l’affaire a fait les délices des réseaux sociaux, qui prennent un plaisir sans bornes à voir comme il est facile de berner les riches. Cela dit, le cas de Juicero est bien plus qu’une blague : c’est un symptôme d’un pays qui refuse l’innovation. L’anecdote illustre parfaitement la bêtise industrielle. La start-up avait bénéficié d’une critique élogieuse du New York Times ainsi que du financement de quelque 120 millions de dollars d’investisseurs de capital-risque réputés, tels que les firmes Kleiner Perkins Caufield & Byers ou Google Ventures. Et cela pour proposer un produit qui permet de faire à grands frais ce qu’on peut faire bien plus vite à la main, et gratuitement de surcroît. C’était de toute évidence une supercherie.
L’anecdote est certes amusante. Mais elle révèle une vérité profonde sur la Silicon Valley, et, plus généralement, sur l’économie états-unienne. Juicero n’est pas, comme l’affirment ses défenseurs à la Vox, une anomalie dans un climat d’investissement qui favoriserait l’innovation. Au contraire, c’est un exemple qui illustre comment les États-Unis sont devenus profondément anti-innovation. Et les conséquences n’auraient pas pu être pires : l’économie qui a produit Juicero est celle-là même qui favorise la toxicomanie dans l’Ohio, mutile des travailleurs de l’automobile dans l’Alabama et expulse des familles de Los Angeles. Ces phénomènes semblent sans rapport les uns avec les autres, or ils sont intimement liés.

Aujourd’hui, aux États-Unis, le financement de la recherche a été ramené à son plus bas niveau depuis quarante ans.


INNOVATION ET MYTHES
L’innovation favorise la croissance économique. Elle augmente la productivité, ce qui permet de créer plus de richesses en travaillant moins. Lorsque les économies cessent d’innover, le résultat est la stagnation, l’inégalité, et c’est un horizon de désespoir qui s’ouvre pour la plupart des travailleurs. L’histoire de Juicero apparaît comme le symbole d’un pays (en l’occurrence les États Unis) qui est en voie de commettre un suicide économique.
À la base du problème est le discours que nous [les États-Uniens] tenons sur l’innovation. Vous avez sans doute déjà entendu parler de ce génie solitaire qui s’enferme dans son garage, situé de préférence à Palo Alto, et qui en émerge au bout d’un certain temps avec une invention qui va changer le monde. C’est l’entrepreneur qui est le moteur du progrès technologique – le visionnaire alerte, entiché de la prise de risque, capable de briser les règles, un peu à l’instar de Steve Jobs.
Ce mythe a été si souvent répété qu’il en est devenu un cliché. Il est faux. Contrairement à la croyance populaire, les entrepreneurs font en général de piètres innovateurs. Laissé à lui-même, le secteur privé tend beaucoup plus à entraver le progrès technologique qu’à le faire avancer. Cela parce que la production d’une innovation véritable est très coûteuse : il s’agit de verser des sommes vertigineuses au bénéfice de projets de recherche qui peuvent échouer ou tout au moins ne jamais donner un produit commercialement viable. En d’autres termes, l’innovation véritable présuppose une prise de risques lourds, chose pour laquelle les entreprises capitalistes ont peu d’appétence, si nous faisons pour une fois abstraction des mythes.
Cela pose problème. Les entreprises ont besoin d’innovations pour se construire, mais généralement elles ne peuvent pas – ou ne veulent pas – financer elles-mêmes le développement de ces innovations. D’où vient alors l’argent? De l’État! Comme l’a montré l’économiste Mariana Mazzucato, presque chaque innovation majeure depuis la Seconde Guerre mondiale a exigé un grand effort du secteur public, et ce pour une raison évidente : seul le secteur public peut se permettre de prendre des risques que le secteur privé rechigne à prendre.

Même l’iPhone n’aurait pas pu exister sans les largesses de l’État. La source de toutes les technologies, de l’écran tactile au GPS et à Siri, remonte à des recherches subventionnées par l’État.

ÉTAT ET INNOVATION
L’idéologie dominante veut nous fait croire que les forces du marché favorisent l’innovation. En fait, le succès historique de l’État dans son rôle d’innovateur tient à ce qu’il n’est pas exposé aux forces du marché : il n’a que faire de la compétitivité, et n’est pas à la merci d’investisseurs qui exigent une part de ses bénéfices ; l’État est par ailleurs bien plus généreux lorsqu’il s’agit de disséminer les fruits du travail scientifique: aucune entreprise privée ne serait assez insensée pour mettre constamment (et gratuitement !) à la disposition du monde entier des innovations que l’État a produites à grands frais, mais c’est pourtant exactement ce que fait l’État. La dynamique devrait être familière aux analystes de la crise financière : le contribuable absorbe le risque, et l’investisseur ramasse les bénéfices.
De l’énergie à l’industrie pharmaceutique, du gaz de schiste aux médicaments lucratifs qui peuvent sauver des vies, la recherche publique jette partout les bases pour les profits du secteur privé. Et la start-up qui a mis sur le marché le gadget Juicero a largement bénéficié des largesses de l’État. Les progrès qui ont créé ce que nous appelons la technologie moderne – le développement de l’informatique, l’invention d’Internet, la Silicon Valley même – ont été les résultats d’un investissement durable et substantiel. Même l’iPhone, cet emblème tant encensé de la créativité capitaliste, n’aurait pas pu exister sans les largesses de l’État. La source de toutes les technologies qui en constituent les bases, de l’écran tactile au GPS et à Siri, remonte à des recherches subventionnées par l’État.
Plus récemment, toutefois, l’austérité a réduit la capacité de l’État à innover. Par rapport au produit intérieur brut, le financement de la recherche diminue depuis des décennies. Aujourd’hui, [aux États-Unis] ce financement a été ramené à son plus bas niveau depuis quarante ans. Et les Républicains veulent l’amputer encore plus : le projet du budget que l’administration Trump a publié en mars promet de nouvelles réductions importantes du financement de la science.

Dès l’accession de Donald Trump à la présidence de l’Union, son administration publie (mars 2017) un projet du budget qui promet de nouvelles importantes réductions du financement de la science.


INNOVATION VERSUS FINANCE
Des décennies de baisses d’impôt ont aussi sapé le potentiel d’innovation. Ironie du sort, ces réductions ont été présentées comme des mesures destinées à stimuler l’innovation en libérant le dynamisme du secteur privé. La plus forte baisse de l’impôt sur les plus-values remonte aux années 1970, lorsque la National Venture Capital Association a réussi à convaincre le Congrès de réduire de moitié le taux d’imposition en prétendant que c’était le capital-risque qui avait créé Internet. C’est ainsi que la loi fiscale des États-Unis permet à Warren Buffett d’avoir un taux d’imposition inférieur à celui de sa secrétaire.
Le capital-risque n’a pas créé Internet, de toute évidence – et ce même capital-risque n’a pas beaucoup injecté dans l’innovation. Pourtant, les investisseurs du capital-risque ont acquis ces richesses en prétendant qu’ils l’avaient fait. En fait, le capital-risque est par essence anti-innovation. Les investisseurs veulent de gros revenus à brève échéance – si possible trois à cinq ans – pour leurs partenaires, qui sont généralement à la recherche de startup dont la perspective est une introduction en Bourse ou leur acquisition par une société plus grande. Ce n’est pas une recette pour nourrir de réelles avancées, qui nécessitent un financement sur une échelle de temps autrement plus longue et bien plus de patience. Mais c’est une bonne formule pour produire des bêtises comme Juicero et d’autres sociétés surévaluées qui servent de vecteurs lucratifs pour la spéculation financière.
Qu’en est-il de ces sociétés ? Si le capital-risque ne peut pas combler le vide créé par l’effondrement de la recherche publique, les grandes entreprises ne le font pas non plus. Rares sont celles qui consacrent encore des ressources importantes à la recherche fondamentale. Ce n’est pas qu’elles manquent d’argent – les profits des monopoles et l’évasion fiscale ont permis à Apple de se constituer une cagnotte de quelque 250 milliards de dollars. Mais la prise en main des entreprises états-uniennes par le secteur financier implique que l’argent ne sera pas investi à des fins productives. Wall Street s’intéresse davantage à l’extraction de richesses qu’à leur création. On préfère encourager les entreprises à se cannibaliser elles-mêmes en distribuant les bénéfices à leurs actionnaires sous forme de d’actions et de dividendes plutôt qu’à les investir dans leur croissance.

Les profits des monopoles et l’évasion fiscale ont permis à Apple de se constituer une cagnotte de quelque 250 milliards de dollars.

CAPITALISME… MOINS D’INNOVATION
Pendant que le secteur public périclite, le secteur privé devient toujours plus boursouflé et plus prédateur. L’économie devient un instrument pour rendre les riches plus riches. L’argent qui devrait servir à financer le futur Internet est alloué aux voitures de sport et aux yachts de grand luxe. Le résultat est qu’il y a moins d’inventions et, surtout, une croissance plus faible. Depuis les années 1970, l’économie états-unienne s’est développée beaucoup plus lentement que pendant son âge d’or du milieu du siècle dernier – et les salaires ont stagné. La richesse a été redistribuée vers le haut, où elle s’empile inutilement, alors que la masse du peuple qui l’a créée continue son glissement vers le bas.
Il est difficile d’imaginer façon plus irrationnelle d’organiser la société. Le capitalisme se vante d’assurer une bonne allocation des ressources – s’il crée des inégalités, affirment ses zélateurs, il crée également la croissance. C’est de moins en moins le cas. Dans son infinie sagesse, le capitalisme se dévore lui-même. Un système plus sain reconnaîtrait que l’innovation est trop précieuse pour la laisser au secteur privé… et que le capitalisme fonctionne mieux en théorie qu’en pratique.

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