Disparition. Jean-Pierre Kahane, militant du Progrès, Pierre Chaillan*

Article le Pierre Chaillan paru dans l’Humanité (vendredi 23 juin 2017).

L’académicien des sciences, mathématicien de renommée mondiale, militant communiste, directeur de Progressistes et membre de l’Union rationaliste est décédé à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

*Pierre CHAILLAN est journaliste.


La vie de Jean-Pierre Kahane est l’histoire du siècle écoulé, celui des avancées sociales et humaines, celui de la conquête spatiale, celui de la libération des peuples opprimés, celui de la révolution numérique et informationnelle, mais aussi celui des deux guerres mondiales, celui de Nuit et Brouillard, celui des répressions impérialistes et néocoloniales, celui des espoirs déçus et de la contre-révolution libérale, etc. Ce n’est pas celui de la « fin de l’histoire ». Jean-Pierre Kahane le savait en toute lucidité lorsqu’il disait, encore tout récemment, dans nos colonnes : « Le progrès est une marche en avant. Mais, sauf en de rares périodes historiques, ce n’est pas une marche qui entraîne toute la société, toute l’humanité. Et d’ailleurs, même dans ces rares périodes, je pense à la Révolution française, cette marche est faite de bonds en avant et de reculs. »

« REMETTRE L’HUMANITÉ SUR SES JAMBES »
Le membre de l’Académie des sciences poursuivait dans les pages « Débats & Controverses » de l’Humanité du 18 mai : « Voici un paradoxe. Les progrès des sciences, les progrès en médecine, tous les progrès auxquels nous pouvons penser traduisent et aggravent les inégalités dans le monde. Ils pourraient être au bénéfice de tous, ils sont d’abord au service des riches et des puissants. Ils enrichissent les détenteurs de capitaux, qu’ils placent en fonction des innovations annoncées. Ils concourent à la préparation des guerres et à leur exécution. Ils pourraient dégager de nouvelles pistes, non seulement en science et en santé, mais pour étendre et améliorer la vie de tous les êtres humains, pour de nouvelles industries, pour améliorer l’environnement, pour répondre aux besoins présents et à venir. Au lieu de cela, ils s’inscrivent dans la financiarisation générale de l’économie, qui mène l’ensemble de l’humanité à la catastrophe. Ce paradoxe amène certains à nier le progrès ou à le condamner […]. Reprendre au compte du communisme à venir la défense et la promotion de tout ce qui fait avancer l’humanité, la curiosité, l’inventivité, la solidarité, remettre l’humanité sur ses jambes pour avancer, prendre au sérieux le progrès dans toutes ses dimensions pour le bénéfice de tous, c’est une direction dans laquelle il me semble possible et utile que s’engage l’humanité. » C’est ce souci de l’humain et du progrès réalisé avec et par les sciences qui semblait guider les pas en toute confiance de cet enfant né le 11 décembre 1926 à Paris, fils du biochimiste originaire de Roumanie Ernest Kahane et de la chimiste Marcelle Wurtz. Et d’abord, la tragédie de ce siècle en trame de fond : l’élève de première au lycée Henry-IV est arrêté comme juif, à la place de son père, lors d’une rafle à leur domicile. Nous sommes en 1941, c’est le jour anniversaire de ses quinze ans. Interné au camp de Compiègne, il en réchappera. De sa rencontre derrière les barbelés avec les communistes, il en « retient le courage politique », comme le rapporte Hélène Chaubin dans sa notice biographique publiée dans le Maitron. Ce courage et cette éducation scientifique formeront le creuset d’un parcours fait de recherches en mathématiques de premier plan, de convictions communistes profondes et d’esprit d’ouverture et de reconnaissance dans son engagement de citoyen. « Je suis communiste depuis soixante-dix ans, j’ai adhéré au PCF le jour de mes vingt ans. Je venais d’entrer à l’École normale supérieure pour faire des mathématiques. Mon père était communiste, j’ai toujours vécu avec ces valeurs. J’ai lu le Capital pendant l’Occupation. C’était donc une adhésion à la fois affective et réfléchie. Par la suite, j’ai élargi mon horizon, y compris ma vision des mathématiques, du fait de mon engagement politique », témoignait-il dans l’entretien réalisé par Anna Musso, publié dans l’Humanité du 12 octobre 2016.

Conférence de Jean-Pierre Kahane à l’Institut Fourier, le 24 novembre 2016.

REÇU PREMIER À L’AGRÉGATION DE MATHÉMATIQUES
« Mathématicien et communiste, communiste et académicien, c’est en militant que Jean-Pierre Kahane cherchait et enseignait, c’est en chercheur et en enseignant qu’il militait », souligne Pierre Laurent dans son message de condoléances. Et le secrétaire national du PCF d’ajouter : « Je perds un camarade et un ami, la France perd un homme des Lumières. » Et c’est donc en 1946, après ses études secondaires au lycée Henri-IV, que Jean-Pierre Kahane entre à l’École normale supérieure, dans la section sciences. Et c’est cette même année qu’il adhère au Parti communiste. Brillant étudiant, il est reçu en 1949 premier à l’agrégation de mathématiques. En 1951, il épouse Agnès Kaczander, fille d’un ingénieur d’origine hongroise, étudiante communiste. Le couple aura trois filles. Attaché de recherche au CNRS, Jean-Pierre Kahane prépare une thèse de mathématiques pures, qu’il passe en 1954. Il devient maître de conférences cette même année, puis professeur à la faculté de Montpellier. L’universitaire milite au Syndicat national de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, qui donne naissance au SNCS et, enfin, au SNESup. Jean-Pierre Kahane voyage pendant cette période de guerre froide en Europe de l’Est, tout en exprimant des réserves sur le sort réservé aux Hongrois en 1956. Mais c’est la guerre d’Algérie qui constitue l’enjeu politique principal de la période, avec la formation parmi les universitaires des comités Maurice Audin. Jean-Pierre Kahane assiste à la soutenance in absentia de la thèse d’Audin à la Sorbonne. Dans les années 1960 de forte expansion du champ universitaire, le mathématicien, nommé professeur à l’université de Paris Sud-Orsay, devient secrétaire général du SNESup, entre 1962 et 1965. Président de l’université de Paris Sud-Orsay de 1975 à 1978, il développe l’information scientifique et technique.

LES SCIENCES POUR LUTTER CONTRE LES OBSCURANTISMES
Membre du comité central du PCF de 1979 à 1994, en responsabilité des questions relevant de la science, de la recherche et des nouvelles technologies, Jean-Pierre Kahane est candidat aux élections européennes de 1979. À la demande de Jean-Pierre Chevènement, il prend la présidence de la Mission interministérielle de l’information scientifique et technique (MIDIST) entre 1982 et 1985. Il est de ceux qui luttent pour conserver le palais de la Découverte. Il oeuvre dans le domaine de l’édition, de la publication d’ouvrages de vulgarisation scientifique. Dans l’Humanité, fin 2016, le mathématicien expliquait les raisons de l’importance des sciences et de leur diffusion dans nos sociétés pour lutter contre les obscurantismes. « En sciences, disait-il, l’essentiel est de faire sentir qu’en mettant son esprit en branle sur un problème, on commence à avoir prise sur une quantité de concepts et de méthodes. […]Les sciences développent l’esprit critique. » Enseignant au département de mathématiques de Paris Sud-Orsay jusqu’en 1994, il est nommé à l’Académie des sciences en 1999. Membre actif de l’Union rationaliste, qu’il préside entre 2000 et 2003, directeur-fondateur de la revue Progressistes, il invoque très souvent Condorcet et les Lumières. « Il puisait dans son engagement la force du partage : le partage des savoirs étant indissociable, pour cet esprit rationnel, de celui des pouvoirs », a déclaré Patrick Le Hyaric, qui au nom des équipes de l’Humanité présente ses condoléances à sa famille et à ses proches.

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