Transport aérien: un secteur stratégique à s’approprier, Boris Tarcey*

Pour répondre aux besoins du pays, il est nécessaire de reconstituer un secteur public de l’aérien en situation de monopole, géré à parts égales par ses travailleurs, les élus de la République et les fonctionnaires de l’État.

*Boris TARCEY est économiste au service des comités d’entreprise.


UN SECTEUR EN FORTE CROISSANCE

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le volume du trafic aérien mondial a pratiquement doublé tous les quinze ans. En 2014, plus de 3 milliards de passagers ont été transportés dans le monde : deux fois plus qu’en 2014. Cette évolution illustre le dynamisme exceptionnel de ce secteur, que rien ne semble pouvoir ébranler, pas même le ralentissement économique mondial majeur qui a suivi la crise de 2008 ni les nombreux aléas politiques et sanitaires dans la période. Selon la plupart des analyses sectorielles (Airbus, Boeing, IATA), dans les vingt prochaines années la demande mondiale de transport aérien sera deux fois et demie à trois fois supérieure aux niveaux actuels, ce du fait du développement des classes moyennes sur la planète. Cette croissance bénéficierait aux marchés considérés comme plus « matures », à l’instar du trafic intra-européen : les estimations prévoient son doublement sur la période 2011-2031.

Dans ce contexte, une multitude de compétences et de savoir-faire s’avèrent nécessaires. Entre la ville de départ et la ville d’arrivée, le trajet d’un passager est rendu possible par l’existence d’un véritable pôle aérien mêlant exploitant d’aéroport, compagnie aérienne, assistance aéroportuaire, et également industrie aéronautique, services de douane, de sécurité, etc. Ce pôle aérien entraîne à son tour un grand nombre de produits et de services annexes, tout d’abord à travers les relations clients-fournisseurs, puis à travers le tourisme et l’attractivité du territoire qu’il permet de développer.

DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE À LA CRÉATION DE VALEUR POUR LES ACTIONNAIRES

Historiquement constitués en monopoles publics, les pôles aériens étaient au service de l’aménagement des territoires, et du développement économique et social; les prix, les dessertes d’aéroports, les liaisons internationales étaient réglementés et définis dans le cadre d’une stratégie globale d’État.

Cet outil d’aménagement du territoire a été mis à mal par la déréglementation du secteur (fin des années 1970), laquelle a placé le « marché » comme nouveau régulateur du pôle aérien, d’abord aux États-Unis puis en Europe. Parmi les premières conséquences de cette libéralisation, la faillite ou l’absorption d’un grand nombre de compagnies états-uniennes historiques au cours des années 1980 ; la fermeture des lignes les moins rentables, ne pouvant plus être financées par un système de péréquation, avec comme corollaire la « désertification » de toute une partie du territoire américain ; la baisse des taux de remplissage sur les lignes les plus rentables avec des arrivées massives de nouvelles compagnies, avec à la clef une course à la baisse des coûts pour se « survivre » dans cette féroce mise en concurrence.

Dans ce sillage, quelques années plus tard, les acteurs publics français vont transférer, petit à petit, les aéroports Français à des sociétés de droit privé (loi de 2004). Après la transformation d’Aéroports de Paris (ADP) en société anonyme (2005) et l’ouverture de son capital aux investisseurs privés (2006), cette loi prévoit de donner la « possibilité » aux acteurs publics de transférer les concessions de principales plates-formes aéroportuaires régionales à des sociétés de droit privé spécialement constituées. Ainsi, les aéroports de Lyon, Toulouse, Bordeaux et Nice ont, dès 2007-2008, abandonné leur statut d’établissement public pour un statut de société commerciale privée.

Dans un premier temps, ces sociétés aéroportuaires ont été intégralement détenues par des capitaux publics ; dans un second temps, si les premiers mouvements d’ouverture du capital à des investisseurs privés ont d’abord concernés des aéroports de « faible envergure » (Lille-Lesquin a été cédé à 34 % à Transdev en 2009, et Beauvais- Tillé à 49 % en 2008), ils concernent désormais des aéroports de plus grande ampleur (Nice, Toulouse, Lyon).

UN DYNAMISME ÉCONOMIQUE DÉTOURNÉ AU PROFIT DU CAPITAL

Le pôle aérien draine un important tissu économique et social. Il génère 3,4 % du PIB mondial et 58 millions d’emplois à travers le monde. En France et en Europe, il pèse davantage, à hauteur de 4 % du PIB. En France, en 2009, hors Aerospatiale, le secteur de l’aérien génère près de 600 000 emplois, dont plus de 200 000 directs et près de 400 000 indirects et induits, soit près de 2,5 % de l’emploi total. En intégrant la contribution supplémentaire correspondant aux activités touristiques et au renforcement de l’attractivité du territoire, on obtient une contribution globale de près de 1 million d’emplois. C’est donc 1 actif sur 30 qui dépend de manière directe et indirecte du secteur de l’aérien en France (hors aéronautique).

Dans ce cadre-là, le rapport Le Roux (1) précise qu’une augmentation de 1 million de passagers en France « permet la création de 1 000 emplois directs et de 4 000 emplois totaux » sur les plates-formes aéroportuaires françaises. Le transport aérien est ainsi un secteur stratégique pour la France, disposant d’un véritable effet multiplicateur d’emploi et de richesses créées. Mais, dans un contexte de marché libéralisé, la création de richesses profite aux actionnaires et le développement de l’emploi est surtout de nature précaire, et se fait essentiellement à travers les sociétés sous-traitantes des compagnies et des aéroports. A contrario, les effectifs des grands gestionnaires d’aéroports et des principales compagnies aériennes sont sous tension et totalement déconnectés de la croissance de leurs trafics.

Ce nouveau mode de régulation privilégie la rentabilité des capitaux, le versement de dividendes, et organise une concurrence « coupe-gorge » entre compagnies, entre compagnies et aéroports, entre salariés.

CONSÉQUENCES DE LA LIBÉRALISATION DU SECTEUR

La représentation du secteur sous forme de pôle aérien est désormais abandonnée au profit d’une stratégie de compartimentage et de mise en concurrence. Une des manifestations de cette libéralisation a été l’apparition, puis la montée en puissance, des compagnies low cost avec un nouveau modèle économique assis sur une baisse des coûts d’exploitation et des pratiques sociales et salariales régressives, parfois même illégales. L’écart de coût entre une compagnie low cost et une compagnie traditionnelle peut atteindre 50 %, à travers notamment la pression sur les frais de personnel par l’utilisation massive de la sous-traitance, la « variabilisation » des rémunérations en fonction d’obtention de gains de productivité, la mise en concurrence des législations nationales salariales des pays européens, etc. Cela vient par ailleurs bouleverser les équilibres économiques des compagnies traditionnelles, avec en cascade des effets mortifères sur l’emploi, les rémunérations et les conditions de travail des salariés.

C’est également la déréglementation des métiers d’assistance en escale (2), regroupant les entreprises intervenant au sol auprès des avions lors des escales (guidage et ravitaillement des appareils, opérations de chargement et de déchargement des bagages en soute…). Auparavant intégrée dans les compagnies aériennes et aéroports, ces métiers ont été massivement externalisés en France à la fin des années 1990, projetant par la même occasion en grande partie les ouvriers de pistes (3) vers la sphère de la sous-traitance, y compris de second rang, à conditions sociales extrêmement dégradées et avec à la clef une mise en concurrence des salariés. Les gestionnaires d’aéroports sous-traitaient ainsi un quart de leur activité en 2012, et les entreprises de transport aérien de passagers 13 %. Dans le cadre des exploitants aéroportuaires, les dépenses de sous-traitance représentaient donc 24 % du chiffre d’affaires, soit à peine moins que les frais de personnel (29 %). En transformant ainsi des contrats de travail en contrats commerciaux, les grandes entreprises du secteur jouent à plein la pression sur les prix des prestations et les conditions de travail des prestataires. Le développement de la sous-traitance pose par ailleurs la question de la maîtrise des savoir-faire dans les entreprises donneurs d’ordres.

Cette libéralisation ainsi que le développement de la concurrence remettent de plus en plus en cause le modèle économique des compagnies aériennes traditionnelles, mais aussi des aéroports. Ce sont les activités à forte rentabilité financière qui tendent à se développer dans les aéroports (commerces, immobiliers, croissance externe), bien souvent au détriment des activités qui constituent leur cœur de métier et de leurs effectifs (aéronautique), mais moins porteuses de création de valeur immédiate pour les actionnaires. Après sa transformation en société de droit privé en 2005, puis l’ouverture du capital aux investisseurs privés en 2006, la croissance de la rentabilité financière est devenue l’objectif pivot du modèle économique d’ADP, ce afin d’assurer le versement de toujours plus de dividendes à ses actionnaires, dont le principal n’est autre que l’État (51 %).

OÙ EN EST LE DÉBAT PUBLIC?

Dans le cadre de son 3e contrat de régulation économique (4) (CRE 3), les grands actionnaires d’ADP ont fixé un objectif de rentabilité du capital de 5,4 % à horizon de 2020, ce qui permettrait de leur assuré une sorte de « revenu actionnarial minimum garanti ». Pour atteindre cet objectif boursier tout en amoindrissant la croissance des redevances aéroportuaires payées par les compagnies aériennes, afin de « soulager » son premier client, Air France, ADP fait la bascule à travers une politique salariale régressive ainsi que par le non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux (5). Cela se traduirait à horizon de 2020 par une suppression d’environ 500 postes. Rappelons que l’atteinte des objectifs financiers du précédent CRE (CRE 2) avait été permise entre autres par un plan de départs volontaires de plus de 350 salariés, alors même que le groupe enregistre un profit d’exploitation en croissance constante depuis 2002.

L’équation telle qu’elle est posée actuellement dans le débat public suppose qu’un gel ou une faible évolution des redevances pourraient « aider » Air France, mais en débouchant sur une pression supplémentaire sur l’emploi ou les rémunérations des salariés d’ADP. A contrario, elle laisse supposer également qu’une augmentation des redevances telle qu’elle existe aujourd’hui pourrait pénaliser fortement Air France, et finalement peser sur l’emploi ou les rémunérations des salariés de la compagnie.

En réalité, c’est l’emploi et les rémunérations des salariés des deux entreprises qui sont simultanément visés et utilisés comme variables d’ajustement pour répondre aux exigences de création de valeur pour les actionnaires, qui s’expriment notamment à travers la maximisation du « retour sur capitaux engagés », ou ROCE (6).

Récemment, Schiphol, groupe aéroportuaire néerlandais semi-public, a quant à lui annoncé une baisse importante du niveau de ses redevances, favorisant ainsi fortement sa principale compagnie, KLM. Cette baisse est rendue possible notamment par une exigence de rentabilité des capitaux bien moindre qu’à ADP (7) (moins de 3 %).

En France, le débat public semble ainsi se focaliser davantage sur le niveau des redevances aéroportuaires appliquées par ADP. Cela laisse dans l’ombre plusieurs éléments essentiels. En assignant aux investissements réalisés et/ou à réaliser sur les plates-formes parisiennes un objectif de rentabilité financière proche de 6 %, l’effort de financement des infrastructures se reporte mécaniquement sur les salariés d’ADP (pression sur les salaires, destruction nette de postes, réorganisations…) et sur les compagnies aériennes clientes (hausse des redevances), et donc par ricochet sur leurs salariés et les usagers. Pour les mêmes raisons, les investissements que les aéroports doivent mettre en place – nécessaires au développement des compagnies aériennes – peuvent tout bonnement être décalés, voir écartés, s’ils ne garantissent pas suffisamment de remontées de cash pour les actionnaires. Depuis l’ouverture du capital d’ADP, ses ressources ont été massivement utilisées pour verser des dividendes aux actionnaires ainsi que pour financer une croissance externe, risquée et coûteuse, dans un but de rentabilité rapide. ADP a ainsi investi plus de 700 M€ en 2012 dans des prises de participations en Turquie. Alors même que cette somme aurait pu être employée par l’État, actionnaire majoritaire, à soutenir le développement du transport aérien français, la dégradation de la situation politique turque et régionale freine d’autant les flux de cash futurs et les possibilités d’un retour sur investissement pour le gestionnaire d’aéroports. La place des actionnaires, leurs exigences de rentabilité sont peu ou pas abordées, alors qu’elles sont déterminantes à ADP comme à Air France.

Ainsi, il n’y a pas de réelle discussion sur le rôle des aéroports (notamment parisiens) ni même sur celui des compagnies aériennes (notamment Air France) pour l’avenir du pays, et par conséquent pour leur développement.

Une reprise en main publique et collective du secteur aérien libérerait les salariés, les sous-traitants et les usagers de l’étau actionnarial dans lequel ils sont actuellement pris. Elle permettrait également d’allouer l’abondante trésorerie dégagée par un des plus gros gestionnaires d’aéroports européen, ADP, au financement d’un système global et cohérent de transport aérien français, porteur d’emploi et de développement social. La responsabilité de l’État, présent au capital d’ADP (51 %) et d’Air France (16 %), doit être débattue. Car la nécessité d’assurer un service de qualité et renouvelé pour les passagers et les compagnies, les besoins de remplir les obligations d’intérêt général nécessitent un certain niveau d’emploi. Ce sont les enseignements qui peuvent être tirés de l’expérience dans d’autres secteurs du transport.

LE BESOIN D’UN AUTRE MODÈLE ÉCONOMIQUE

En filigrane, c’est donc le rôle de l’État qui est posé. Réclamant d’un côté une hausse de la rentabilité en tant qu’actionnaire d’ADP et d’Air France, demandant, de l’autre, un effort pour soutenir les compagnies aériennes, en tant que régulateur du transport aérien ; annonçant encore vouloir agir pour créer des emplois et pour la compétitivité de l’économie nationale, en tant que garant de l’intérêt général. Un rôle, pourtant central, n’est pas avancé dans cette équation : celui de l’État « pilote » de la stratégie de transport française. Penser le transport aérien sans une politique globale mêlant compagnies aériennes, gestionnaires d’aéroports, assistances aéroportuaires est voué à maintenir en opposition les entreprises du secteur et leurs salariés respectifs, et à entretenir les logiques d’attrition d’activité et/ou de baisse des coûts, destructrices d’emploi et menaçant de désertification le territoire. La création d’un « statut du travailleur aérien et aéroportuaire » dans ce contexte pourrait être une porte d’entrée à cette stratégie globale et nécessaire (8). Mais refuser de raisonner globalement dans une logique de pôle aérien français, c’est accepter, à terme, de fragiliser encore plus un secteur pourtant si stratégique.

Aussi est-il urgent de mettre en oeuvre un modèle économique qui puisse s’appuyer sur la réappropriation collective de ce secteur crucial pour l’économie française et d’ouvrir un débat entre l’État, les collectivités locales, les organisations représentatives du personnel des entreprises du secteur et les citoyens sur les modalités de construction du secteur public de l’aérien de demain, de haute qualité, moderne, favorisant le développement social et économique sur le territoire.

(1) Rapport du groupe de travail sur la compétitivité du transport aérien français présidé par Bruno Le Roux.
(2) Historiquement, ces services étaient pris en charge directement par les exploitants d’aéroports et les compagnies aériennes. Ils ont été libéralisés en Europe à la suite de l’adoption de la directive du 15 octobre 1996 relative à l’accès au marché de l’assistance en escale dans les aéroports de la Communauté. Cette directive a conduit à la fin des années 1990 à interdire les monopoles de certaines compagnies aériennes et aéroports en Europe.
(3) Pour plus de détails sur cette catégorie, Fabien Brugière, Sous les avions, la « piste » : sociologie des ouvriers de l’assistance aéroportuaire confrontés à la modernisation du travail, thèse de doctorat, Cresppa.
(4) Depuis 2005, les CRE sont signés entre l’État et le gestionnaire d’aéroport pour une période de cinq ans. Ils représentent le cahier des charges d’ADP, venant fixer les orientations et les objectifs de l’activité dite « régulée » d’ADP, à savoir les activités aéronautiques. En sont exclues les activités commerciales, immobilières, de participation à l’étranger.
(5) Plan stratégique 2016-2020 du groupe ADP (« Connect 2020 »).
(6) Le ROCE est un indicateur financier permettant de mesurer le retour sur les capitaux investis. Accroître le ROCE permet, toutes choses égales par ailleurs, de maximiser le versement de dividendes futurs et d’accroître la valorisation boursière d’une entreprise. Il n’est en aucun cas un indicateur de performance économique. Au contraire, il est souvent synonyme de destructions nettes d’emploi, de pression sur les salaires, et il peut même inciter les directions d’entreprise à freiner les investissements d’exploitation.
(7) Document de référence 2015 de Schiphol.
(8) L’activité des entreprises d’assistance aéroportuaire est rythmée par la réponse à des appels d’offres, lancés bien souvent par des compagnies aériennes ou par des gestionnaires d’aéroports. Afin de remporter ces appels d’offres, ces entreprises doivent proposer pour leurs prestations le prix le plus bas possible. Dans un contexte de mise en concurrence « coupe-gorge », cela passe essentiellement par la compression des éléments de rémunérations des salariés. L’existence d’une multitude de conventions collectives dans le domaine aérien/aéroportuaire facilite d’autant plus cette compression. Dépasser cette logique mortifère nécessite déjà une « harmonisation » par le haut du statut des travailleurs exerçant sur les plates-formes aéroportuaires.

 

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