Pourquoi dit-on depuis 40 ans qu’il y a 40 ans de pétrole?, Jean-Marc Jancovici*

Du pétrole ? Pourquoi s’en faire, nous en avons pour quarante ans ! Qui n’a jamais entendu cette phrase dont nous sommes déjà en train de vivre les conséquences économiques.

*JEAN-MARC JANCOVICI est diplômé  de l’École polytechnique. Il est ingénieur-conseil en énergie-climat (site : www.manicore.com).


LE MALENTENDU DES « 40 ANS DE PÉTROLE »

Que voulaient dire ceux qui ont mis en circulation les premiers cette expression de « 40 ans de pétrole » ? Tout simplement que, à ce moment là, les réserves prouvées de pétrole étaient égales à 40 fois la production de l’année précédente. Tous ceux qui voyaient passer cette expression ont fait un raccourci qui les a amenés à quelque chose d’un peu différent. L’assimilation a été la suivante:

« nous avons 40 fois la production de l’an passé »
= « nous avons 40 ans au rythme actuel de consommation »
= « nous avons 40 ans de pétrole »
= « nous avons 40 ans de tranquillité ».

Et voici comment nous passons d’un volume (40 fois la production de l’année dernière) à une durée (nous sommes tranquilles pour 40 ans). L’argumentation serait pertinente si tout d’un coup nous nous mettions à avoir une consommation constante, et surtout si nous ne nous soucions pas de la 41e année ! La traduction graphique de cette interprétation la plus immédiate de « 40 ans de pétrole » est donnée ci-dessous (graph. 1). En réalité, la consommation de pétrole n’a jamais été constante depuis que nous avons commencé à en consommer. Du coup, nous allons commettre une erreur fatale : assimiler « 40 ans à consommation constante » avec « 40 ans de croissance », puisque c’est seulement dans un contexte sans contrainte (donc avec une consommation qui peut croître) que nous sommes tranquilles. La traduction graphique de cette erreur de jugement à peu près universellement répandue (y compris au sommet de l’État, au sein de la plupart des rédactions, au sein de la direction de nombreux grands groupes, etc.) est donnée ci-contre (graph. 2). Dans les deux situations (fictives) qui correspondent aux graphiques 1 et 2, nous avons donc une relative abondance pendant 40 ans, puis… plus rien. Dans le second cas, nous avons même imaginé que sortirait du sol plus de pétrole que ce qui est contenu dans les réserves prouvées annoncées par les pétroliers. Mais, historiquement, cela s’est toujours passé ainsi, alors pourquoi s’en faire ? En fait, qu’il s’agisse d’un gisement ou de la planète dans son ensemble, une production est obligée de ressembler à quelque chose de pas très éloigné d’une courbe en cloche. Il y a eu une époque dans l’histoire où la production était nulle, elle a crû et va passer par un maximum, puis décroîtra. Et compte tenu de la place occupée par le pétrole dans notre économie, le moment important est celui où la production va se mettre à décliner, parce que cela signifie qu’à ce moment-là la consommation sera forcée de diminuer (personne ne peut consommer un pétrole qui n’est pas « produit », c’est-à-dire extrait du sol puis raffiné). La bonne interprétation de « 40 ans de pétrole » est donc de projeter une courbe de production future en cloche, et dont le cumul (jusqu’à + ∞ !) est au moins égal à 40 fois la production de l’année passée. Cette situation est illustrée graphiquement ci-contre (graph. 3). Et maintenant nous voyons que les « années de tranquillité » n’ont plus rien à voir avec 40 ans ! Car le temps de la tranquillité est celui qui nous sépare du maximum de production, et ce temps peut être très inférieur à 40 ans. Nous avons bien « 40 ans de pétrole », mais pas du tout 40 ans avant les ennuis ! Et de fait c’est bien la situation dans laquelle nous sommes désormais : les réserves prouvées n’ont jamais été aussi hautes, mais le pic n’a jamais été aussi proche, et nous allons voir ci-dessous que cet apparent paradoxe n’en est pas un.


Graphique 1. SIGNIFICATION DE « 40 ANS DE PÉTROLE » SI LA CONSOMMATION RESTE CONSTANTE
Cela signifie que la quantité de pétrole que nous sommes certains de faire sortir du sol à l’avenir est égale à 40 fois la consommation de l’année écoulée. Si nous ne souhaitons pas augmenter notre consommation de pétrole à l’avenir et que la production puisse se maintenir au même niveau, nous sommes effectivement tranquilles pour 40 ans. Sauf que… aucune courbe de production ne ressemble à ce qui figure ci-dessus : une production n’est pas  constante pendant 40 ans pour passer à zéro la 41e année!

Graphique 2 INTERPRÉTATION INTUITIVE (ERRONÉE) LA PLUS COURANTE DE « 40 ANS DE PÉTROLE »
Comme la consommation n’a jamais été constante, nous prolongeons inconsciemment cette évolution à l’avenir, et du coup « être tranquilles pour 40 ans » signifie que la croissance se prolonge sur cette durée. Mais alors le pétrole disponible doit être supérieur à 40 fois la consommation de l’année dernière ! La quantité de pétrole extractible de manière certaine est donc devenue supérieure à 40 fois la production de l’année écoulée. Et, à nouveau, aucune courbe de production future ne ressemblera à ce qui figure ci-dessus : la production mondiale ne va pas être croissante pendant 40 ans pour passer à zéro l’année d’après.

Graphique 3 INTERPRÉTATION CORRECTE DE « 40 ANS DE PÉTROLE »
Le cumul de la production future (sans limite de temps) vaut au moins 40 fois la production de l’année écoulée… mais la production annuelle passera par un maximum avant de décliner.


BEAUCOUP DE RÉSERVES, MAIS LE PIC POUR TOUT DE SUITE

Il s’avère donc que le temps qui passe nous rapproche d’un pic dont l’existence est inexorable. Comment ce dernier pourrait-il être proche alors que les réserves n’ont jamais cessé d’augmenter ? La « solution », présentée sous forme graphique, est pourtant toute simple, et il suffit d’y penser…, sauf que prendre de la hauteur de vue est toujours un peu difficile à concilier avec les raccourcis médiatiques. Notre petite histoire va donc commencer par le commencement : la forme générale de la production d’un champ de pétrole, qui est aussi la forme générale de la production de pétrole pour le monde dans son ensemble (voir graph. 4). Comme la forme de la courbe de production future est imposée par les maths, nous allons partir de là et situer dessus différentes époques dans le passé ou le présent. Plaçons-nous en 1900, en négligeant à cette époque le pétrole déjà extrait du sol. Rappelons néanmoins que, pour la totalité du XIXe siècle, les hommes ont extrait 230 millions de tonnes de pétrole du sous-sol planétaire – en fait essentiellement américain – , soit moins de 10 % de la production d’une seule année actuellement ! (voir graph. 5). Puis l’horloge tourne. La situation présentée par le graphique 6 nous met fictivement en 1950. Puis l’horloge tourne encore. La situation nous met fictivement en 1980 (voir graph. 7). Et puis nous sommes… pas très loin d’aujourd’hui (graph. 8). Nous sommes désormais dans une situation où jamais nous n’avons eu autant de réserves prouvées, et jamais nous n’avons été aussi près du pic de production. Bien entendu, cette situation ne va pas perdurer indéfiniment : une fois le pic passé, les réserves prouvées vont diminuer, et elles peuvent même le faire… en restant encore pendant un temps égales à 40 fois la production de l’année passée ! Il suffit pour cela que la courbe de production ne soit pas symétrique (et elle l’est rarement : en général, la production descend plus lentement passé le pic qu’elle n’est montée avant le pic). Jusqu’à maintenant la discussion s’est tenue comme si les réserves publiées étaient dignes de foi, mais il n’est désormais plus possible d’exclure une partie de poker menteur pour une partie des pays, ce qui ne simplifie pas la visibilité sur le sujet.


Graphique 4 ASPECT GÉNÉRAL D’UNE COURBE DE PRODUCTION ISSUE D’UN STOCK DONNÉ
Nous considérons ici que le stock, qu’il s’agisse d’un champ de pétrole, d’une zone pétrolière plus vaste ou de la planète dans son ensemble, est donné une fois pour toutes.
Comme nous le verrons, il peut y avoir plusieurs bosses avant le déclin (la courbe peut donc ressembler à un dos de chameau plutôt qu’à un dos de dromadaire, voire à un dos de dragon à cinq bosses), mais un maximum absolu à un moment où à un autre puis un déclin vers zéro sont inexorables.
La quantité totale de pétrole extraite – le cumul de l’extraction – correspond à l’aire sous la courbe (en rose), et elle est au plus égale au stock extractible de départ. En langage mathématique, on utilise le terme d’« intégrale » pour désigner cette surface. Chez les pétroliers, cette surface correspond aux réserves ultimes.
NB : La forme générale de cette courbe de production s’appliquera à toute ressource minière, puisque les mêmes conditions initiales – non-renouvellement, quantité extractible ayant une borne supérieure connue – s’appliquent.

Graphique 5 SITUATION APPROXIMATIVE AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE
Les pétroliers ont déjà découvert et mis en production quelques gisements, et ils publient des réserves prouvées qui correspondent au pétrole extractible de manière certaine de ces premiers champs. Le volume correspondant est l’équivalent de l’aire en rose.
Le reste de l’aire sous la courbe correspond à du pétrole qui sera découvert plus tard (en 1900 les grandes découvertes du Moyen-Orient n’ont pas encore eu lieu), et donc produit plus tard. Tant qu’il n’est pas dans un gisement en cours d’exploitation, le pétrole ne peut pas être comptabilisé dans les réserves prouvées. À ce stade, la production passée est négligeable.

Graphique 6 SITUATION APPROXIMATIVE AU MILIEU DU XXe SIÈCLE
Les réserves ultimes (la quantité totale de pétrole qui finira par sortir des entrailles de la terre) n’ont pas changé (par définition).
Les réserves prouvées initiales (en gris) ont bien été produites, ce qui est normal puisque leur extraction était considérée comme certaine. Dans le même temps, il y a eu des découvertes mises en production et des réévaluations sur des gisements déjà découverts.
La somme de ces deux apports aux réserves prouvées a plus augmenté ces dernières que la production ne les a fait baisser. Les réserves prouvées publiées à ce moment-là (en rose) sont alors plus importantes que quelques décennies plus tôt…
Et pourtant, dans le même temps, nous avons avancé vers le pic de production.
On peut bien sûr exprimer ces réserves prouvées en multiple de la production de l’année de la publication.

Graphique 7 SITUATION APPROXIMATIVE «DÉBUT DE LA FIN DU XXe SIÈCLE»
Les réserves ultimes (la quantité totale de pétrole qui finira par sortir des entrailles de la terre) n’ont toujours pas changé, et c’est normal: c’est tout ce qui sera sorti du début à la fin.
Notre connaissance des réserves ultimes peut, elle, avoir changé, mais ce n’est pas la même chose !
À nouveau, les réserves prouvées de 1950 (en gris) ont aussi été produites, et à nouveau l’augmentation des réserves prouvées – grâce à des découvertes mises en production et des réévaluations sur des gisements déjà découverts – est allée plus vite que leur production.
Les réserves prouvées publiées à ce moment (en rose), exprimées en multiple de la production de l’année écoulée, peuvent donc avoir toujours la même valeur, être plus importantes exprimées en tonnes de pétrole… Et pourtant nous sommes encore plus près du pic de production.

Graphique 8 SITUATION APPROXIMATIVE « DÉBUT DU XXIe SIÈCLE »
Les mêmes processus ont produit les mêmes effets :
– les réserves ultimes (la quantité totale de pétrole qui finira par sortir des entrailles de la terre) sont toujours les mêmes (rappelons que, par définition aussi, les réserves ultimes sont la somme du pétrole déjà extrait, des réserves
prouvées et de ce qui viendra des découvertes ou réévaluations futures ;
– les réserves prouvées publiées en 1980 (en gris) ont aussi été produites ;
– les réserves prouvées (en rose) ont à nouveau augmenté plus vite que la production…
Mais le pic de production n’a jamais été aussi proche !


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