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Le loup, prédateur et bouc émissaire, Jean-Claude Cheinet*

Qui n’a pas eu peur du loup ? Il est pourtant dans la nature, un élément de la bio – diversité, voire un symbole. Mais peut-on faire coexister la chèvre et le chou? la poule et le renard? le loup et l’agneau?

*Jean-Claude Cheinet est responsable associatif et membre de la commission Ecologie du PCF.


L’IMAGERIE MÉDIATIQUE 
La fable de La Fontaine le rend redoutable et les médias présentent le retour du loup comme dans un film d’épouvante. Dans la fable, le loup est ce fourbe qui ne voit que sa proie ; c’est une reprise des peurs ancestrales que le loup a représentées, comme avec la « bête du Gévaudan » ou dans le conte du Petit Chaperon rouge. Le loup suscite la crainte, a une réputation de sauvagerie, d’agressivité opposée à celle du docile chien domestique; il provoque des polémiques. Périodiquement, les médias mettent en avant, images à l’appui, moutons égorgés, troupeaux ravagés, bergers désespérés ou presque ruinés… et chasseurs exaspérés et prêts à tout ou presque. En face, on présente de gentils amis de la nature et des animaux, souvent venus de la ville voisine et qui protestent de l’innocence de la faune sauvage, de la défense de telle espèce, de la beauté de la nature… Nos médias fabriquent ainsi un théâtre de jeux de rôles où il faut un bon et un méchant ; on campe un « pro » face à un « anti » au prétexte d’une impartialité de façade qui évite de réfléchir plus avant.

Le monstre qui a désolé le Gévaudan (gravure sur cuivre,1764-1765).


DISPARITION ET RETOUR: UN PEU D’HISTOIRE
Le loup gris commun est certes le plus gros carnivore d’Europe. Il a été très répandu, mais les populations rurales ont, depuis le Moyen Âge au moins, cherché à le décimer. Par le piégeage comme en témoignent les mésaventures d’Ysengrin, mais surtout par empoisonnement à l’aide d’appâts munis de plantes toxiques, avant que le fusil ne prenne la relève. Ils étaient encore près de 5 000 en France au XVIIIe siècle; mais, devant une chasse acharnée, ils ont un temps subsisté dans des régions comme le Périgord ou la Haute-Vienne avant de disparaître au début du XXe siècle. C’est pourtant un animal social, plutôt craintif, chassant essentiellement en meute. Celle-ci comporte généralement un couple avec les jeunes de l’année, voire un ou deux autres individus, acceptés par les autres, et ne dépasse, semble-t-il, que rarement six individus. Le loup est un prédateur efficace de la faune sauvage des ongulés (cerfs, chevreuils, chamois…). Une meute vit sur un territoire de 200 km2 environ, et on estime la population actuelle des loups en France à environ 300-350 individus répartis en une trentaine de meutes, auxquelles il faut ajouter les solitaires qui se déplacent et tendent à coloniser de nouveaux espaces. Mais les loups, décimés au cours du XIXe siècle, avaient survécu dans les Abruzzes, en Italie, ou en Espagne ; aussi, tout naturellement, en profitant de la déprise agricole, de la désertification des campagnes, de la réintroduction par l’homme d’ongulés sauvages pour la chasse précisément, ils ont regagné des espaces où ils pouvaient s’insérer et se nourrir facilement. Et, négligeant les frontières, les revoilà dans le Mercantour puis dans les Alpes puis dans l’est de la France et à présent, ayant passé le Rhône, ils arrivent dans le Massif central. Ils ont aussi profité des mesures de protection mises en place ces dernières années : convention de Berne (1979), directive « Habitats »…

LE PRÉDATEUR UTILE 
Bien loin du mythe, les attaques des loups sur l’homme sont rarissimes et bien moins nombreuses que les attaques par des chiens. Les quelques cas répertoriés concernent des loups qui, au cours de leurs pérégrinations, ont été mordus par des animaux enragés et sont eux-mêmes atteints de la rage. Or ne remarque-t-on pas depuis quelques années, dans telle ou telle région, l’essor incontrôlé de certaines espèces comme les chevreuils qui ensuite ravagent des cultures? Dès lors, leur prédateur naturel, le loup, peut à la fois trouver sa place dans cette niche écologique et, par là même, contribuer à la régulation, à l’équilibre entre espèces sauvages et agriculture-vie rurale.

ET LES TROUPEAUX?
En revanche, s’ils se nourrissent essentiellement sur la faune sauvage, les loups peuvent effectivement attaquer des troupeaux. Il semble que ces attaques se passent essentiellement au printemps et/ou à l’automne. En fait, ces attaques concernent surtout des grands troupeaux d’ovins qui n’ont pas de gardiennage ou de systèmes de protection suffisants. Dans la plupart des cas, les dispositifs d’effarouchement, les chiens patous et, surtout, la présence humaine des aides-bergers empêchent ces attaques. Il est vrai que les animaux des troupeaux, sentant la proximité des loups (ou des chiens à demi sauvages), sont stressés avec des conséquences sur leur comportement et celui du troupeau. Chaque année, on recense près de 3 500 ovins tués pour lesquels la cause « loup non exclu » est admise ; ce qui reste moins que l’ensemble des autres causes de mortalité dans les troupeaux. Certes, des indemnités sont prévues par les pouvoirs publics, mais ce palliatif dérisoire ne fait ni une politique ni des gens heureux.


LA CRISE DE LA FILIÈRE OVINE 
Les éleveurs ne subissent pas le retour du loup comme un éclair dans un ciel sans nuages, car une spirale dépressive s’est mise en place depuis longtemps. La crise qui touche notre société s’est traduite notamment par une baisse (de près d’un tiers selon certaines sources) de la consommation de viande ovine; les campagnes à but diététique et de santé mettant en garde contre les viandes grasses vont dans le même sens. De plus, le néolibéralisme de l’UE a entraîné la baisse des barrières douanières, et donc la mise sur le marché intérieur des viandes ovines provenant de Nouvelle-Zélande, de Grande- Bretagne, d’Irlande, où la production de viande est un sous-produit à bas prix ; de ce fait, les importations en France de ces viandes représenteraient près de la moitié de la consommation. Cette concurrence internationale aiguë entraîne une grande fragilité des exploitations d’élevage de montagne. Leur nombre a donc diminué et l’ensemble du cheptel aussi, de près de 30 %. En revanche, les exploitants qui subsistent cherchent à résister en augmentant le nombre de têtes de leurs troupeaux, au risque d’être plus vulnérables au loup. L’élevage se concentre mécaniquement sur certaines zones (vite sur-pâturées au détriment des autres éléments de la biodiversité et vite repérées par le loup) alors que d’autres sont abandonnées et retournent à la friche, à la vie sauvage. Enfin, comme pour l’ensemble du secteur agricole et à des degrés divers, les subventions (hors loup) représentent souvent plus de la moitié des revenus. Mais le loup apparaît aux éleveurs comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Notons que dans un contexte social différent, avec un coût plus faible de la main-d’oeuvre, dans des structures agraires différentes aussi, des troupeaux en général plus petits et mieux gardiennés, en Espagne ou en Italie, peuvent très bien coexister avec la présence du loup. Les 1 500 loups d’Italie tuent 15 fois moins de brebis que les 350 loups de France.

« RÉGULER » ET SES LIMITES
On connaît mieux la façon dont vivent les loups, notamment grâce au protocole « Prédateurs- Proies » (PPP), étude réalisée dans le Mercantour. Un pas intéressant a été franchi avec l’idée de régulation des populations de loups: les gouvernants, pour ménager les « pro » et les « anti », mais aussi pour tenter de sortir de ces oppositions irréductibles, ont décidé une intervention sur le nombre des loups à travers le plan national « Loup » 2008-2012 puis 2013-2017. Cette régulation implique l’autorisation d’abattre quelques animaux. Des prélèvements sont ainsi autorisés jusqu’au plafond de 36 loups par an, or certains ont tendance à comprendre ce seuil comme un quota normal… Cette réponse peut calmer un temps quelques opposants, mais ne résout rien des difficultés de la filière ovine. Dès lors, la polémique et les tensions se poursuivent, s’aggravent même, comme en témoignent les actes de braconnage (selon la presse, un 26e loup a été ainsi tué en France entre fin juin et fin novembre 2015, et c’est le 10e de l’année dans les Alpes-Maritimes). Alors, quid de ces politiques qui, en ne respectant ni l’homme ni les bergers, conduisent les éleveurs à ces difficultés, voire à ces extrémités ? Pourquoi les éleveurs doivent-ils toujours plus « tirer les prix » (vers le bas) et être si peu en estive ?

ACHETER LA PAIX SOCIALE À COUPS D’INDEMNITÉS OU CHANGER DE POLITIQUE?
La contradiction entre recherche de rentabilité par de grands troupeaux et le fait que cela les rend moins adaptables lorsque le loup fait irruption dans cette niche écologique reste insoluble dans le cadre social actuel. La contradiction entre défendre biodiversité et aspects environnementaux, d’une part, et maintenir la base de production des espaces ruraux, d’autre part, est une construction sociale provoquée par cet ultralibéralisme. Le loup en est à la fois le révélateur (car prédateur opportuniste) et la victime. La question est donc essentiellement économique: comment soutenir la filière ovine ? Il y a bien des aides d’État pour le gardiennage et pour l’embauche d’aides-bergers ; ces aides ont certes été augmentées dans la dernière période, mais elles ne satisfont personne ; en effet, elles sont proportionnelles au nombre de têtes du troupeau, et poussent donc à ce qui fait la fragilité même de cet élevage face au loup. Les indemnités pour brebis tuées ne sont évidemment pas une source stable de revenus ; et si elles sont nécessaires, notamment pour ceux dont le troupeau a été décimé et qui seraient ruinés, certains comptent sur elles pour survivre. Faute de politique globale sur les équilibres agriculture/élevage/cadre naturel, la spirale dépressive n’est donc pas enrayée, et les tensions perdurent. En effet, ces mesures financières générales sont assez inefficaces et n’entraînent pas l’adhésion des éleveurs ; ceux-ci sont plus attentifs à un accompagnement proche du terrain, de la vallée, avec une aide adaptée aux questions concrètes touchant au loup comme à leurs conditions de travail et aux débouchés de leurs productions. C’est dans la proximité d’une économie différente, plus attentive aux hommes et à l’écologie qu’au profit immédiat que ce nouvel équilibre peut se construire. Or les importations massives de viandes à bas prix, autorisées, voire encouragées par l’UE au nom de la libéralisation des échanges, sont à la base de cette impossibilité de coexister, de cette impasse dans laquelle s’enfoncent les acteurs de terrain. La vraie défense de la biodiversité et des éleveurs devrait rassembler « anti » et « pro » dans le refus de ces politiques européennes. 

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