LâĂ©volution technologique dans les activitĂ©s de fabrication et de service conduit Ă des changements qui ne sont plus seulement caractĂ©risables par une robotisation entraĂźnant la rĂ©duction du travail manuel.
*Louis Mazuy est cadre d’entreprise.
LE SCHĂMA CLASSIQUE «CONCEPTION-CALCUL FABRICATION – CONTRĂLE»
Lorsque le bureau dâĂ©tudes conçoit un produit mĂ©canique, il dĂ©finit des solutions fonctionnelles, en Ă©tudie la robustesse en sĂ©lectionnant les matĂ©riaux et sous-produits en adĂ©quation avec les fonctions visĂ©es. Au XXe siĂšcle, les modes de vieillissement et de ruine des composants mĂ©caniques Ă©taient apprĂ©hendĂ©s par des rĂšgles standar disĂ©es Ă partir de cas type, il Ă©tait difficile de quantifier prĂ©cisĂ©ment les paramĂštres conduisant aux dĂ©faillances. Les critĂšres de dĂ©finition des produits intĂ©graient des coefficients de sĂ©curitĂ©, dans la limite des moyens de mesure et dâinvestigation disponibles. Le retour dâexpĂ©rience des dĂ©faillances donnait lieu Ă des corrections de conception, empiriques.
LA PROGRESSION DE LâEXPERTISE SCIENTIFIQUE DANS LâINDUSTRIEÂ
Ă partir des annĂ©es 1980, le calcul informatique devient de plus en plus performant. De façon complĂ©mentaire, les moyens dâinvestigation de lâĂ©tat des matĂ©riaux et du comportement des machines en service progressent en sâappuyant sur les avancĂ©es des mĂ©thodologies de mesures grĂące Ă la microĂ©lectronique et Ă lâapport de lâinformatique. La complĂ©mentaritĂ© entre calculs de simulation et mesures permet le dĂ©veloppement dâune expertise scientifique au sein des grandes entreprises. Le retour dâexpĂ©rience accumulĂ© par la connaissance du comportement des composants mĂ©caniques en service et de lâhistoire du vieillissement des matĂ©riaux pose des questions et de nouveaux dĂ©fis Ă la connaissance scientifique en gĂ©nĂ©ral.
DE LA FABRICATION Ă LA VIE DE LâĂQUIPEMENTÂ
Avant lâĂ©volution en cours, le calcul visait principalement Ă dĂ©terminer les sollicitations que subissent les composants de machines lorsquâelles sont en service, et Ă vĂ©rifier que les matĂ©riaux rĂ©sistent, en tenant compte de leurs propriĂ©tĂ©s gĂ©nĂ©rales plus ou moins standardisĂ©es. Il est devenu possible de simuler par calcul les effets des opĂ©rations de fabrication des composants depuis le dĂ©but de lâĂ©laboration des matĂ©riaux. Ainsi, les propriĂ©tĂ©s des matĂ©riaux sont connues beaucoup plus finement, et de façon spĂ©cifique Ă chaque composant. La forme dâun composant et les procĂ©dĂ©s de sa fabrication deviennent des paramĂštres de mieux en mieux apprĂ©hendĂ©s pour prĂ©voir le comportement de la machine et des matĂ©riaux de ses composants pendant sa durĂ©e de vie. Ainsi, la connaissance et la maĂźtrise de lâhistoire de la matiĂšre du dĂ©but de la fabrication dâun composant jusquâĂ la fin de vie de la machine deviennent accessibles.
REPRODUCTIBILITĂ ET CONTRĂLE EN TEMPS RĂELÂ
Il sâagit lĂ dâun axe majeur des Ă©volutions technologiques dans les procĂ©dĂ©s de fabrication. Si chacun des procĂ©dĂ©s de fabrication dâun composant a un impact sur les propriĂ©tĂ©s des matĂ©riaux et leurs rĂ©sistances lors du fonctionnement de la machine, il devient essentiel de maĂźtriser et de contrĂŽler chaque opĂ©ration de fabrication. La reproductibilitĂ© des procĂ©dĂ©s de fabrication, avec peu de dispersions dâimpacts sur les matĂ©riaux, prend encore plus dâimportance que dans le passĂ©. Les technologies de lâimagerie et des mesures permettent dĂ©sormais un contrĂŽle en temps rĂ©el des opĂ©rations de fabrication ayant le plus dâimpact sur les propriĂ©tĂ©s des matĂ©riaux (comme la forge, le soudageâŠ). Cette Ă©volution nâest pas neutre pour le savoir-faire ouvrier.
SAVOIR-FAIRE OUVRIER ET COOPĂRATION DES MĂTIERSÂ
Le savoir-faire traditionnel des ouvriers rĂ©sidait dans leur capacitĂ© Ă rĂ©aliser une opĂ©ration de fabrication avec un rĂ©sultat acceptĂ© aprĂšs des contrĂŽles de fin de fabrication, selon les critĂšres de propriĂ©tĂ©s gĂ©nĂ©rales du matĂ©riau ou de dimensions. Les dispersions de lâĂ©tat du matĂ©riau au sein des composants Ă©taient mal connues. Les coefficients de sĂ©curitĂ© appliquĂ©s par les ingĂ©nieurs visaient Ă couvrir les incertitudes rĂ©sultant des procĂ©dĂ©s de fabrication. En fait, une entreprise Ă©tait rĂ©putĂ©e fabriquer des machines robustes lorsque les utilisateurs avaient fait lâexpĂ©rience de leur bonne durĂ©e de vie. Cela signifiait que la rĂ©putation dâune entreprise rĂ©sultait de lâensemble de ses savoir-faire, ouvriers, techniciens et ingĂ©nieurs, sans quâils soient forcĂ©ment identifiables avec prĂ©cision. La pratique du « secret de fabrication », prĂ©sentĂ©e par les entreprises comme un moyen de se protĂ©ger contre la concurrence, exprimait une rĂ©alitĂ© plus large. Les ouvriers qualifiĂ©s sâefforçaient de conserver la maĂźtrise de leur savoir-faire. Dans le mĂȘme temps, les services dâingĂ©nierie et des mĂ©thodes ne disposaient pas des moyens de mesures et de calcul suffisant pour connaĂźtre finement lâimpact des procĂ©dĂ©s de fabrication sur les propriĂ©tĂ©s des matĂ©riaux. Maintenant, lâopacitĂ© des savoir-faire individualisĂ©s des salariĂ©s qualifiĂ©s tend Ă ĂȘtre rĂ©duite par le renforcement des exigences de reproductibilitĂ© des propriĂ©tĂ©s des composants fabriquĂ©s et le contrĂŽle en temps rĂ©el des opĂ©rations de fabrication les plus dĂ©terminantes. LâĂ©cart entre le prescrit et le rĂ©alisĂ© tend Ă se rĂ©duire.

TRANSPARENCE DES SAVOIR-FAIRE, NOUVEAU DĂFI POUR LA LUTTE DES CLASSES
La capacitĂ© du monde du travail Ă obtenir des conquĂȘtes sociales au cours du XXe siĂšcle est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©e comme dĂ©coulant dâune conscience de classe collective des salariĂ©s de fabrication. Cette thĂšse gĂ©nĂ©rale tend Ă occulter le fait que les salariĂ©s qualifiĂ©s, ouvriers et non ouvriers (techniciens, ingĂ©nieurs), ont pu gagner des salaires significatifs grĂące Ă leur maĂźtrise dâun savoir-faire plus ou moins individualisĂ©. Le patronat a toujours tentĂ© de dĂ©velopper la polyvalence entre salariĂ©s, en sâefforçant de simplifier et de rationaliser chaque opĂ©ration de travail, de telle sorte que sa maĂźtrise individuelle ne puisse constituer la possibilitĂ© dâun rapport de forces favorables aux salariĂ©s qualifiĂ©s. LâĂ©volution en cours, allant vers une transparence et une complĂ©mentaritĂ© des savoir-faire, bouleverse la donne. Pour prĂ©server et obtenir des conquĂȘtes sociales face au capital, le salariat a besoin dâune nouvelle conscience de classe collective. Il sâagit de prendre en compte que la capacitĂ© de leur entreprise Ă produire un bien ou un service rĂ©pondant aux besoins des usagers dĂ©coule dâun savoir-faire rĂ©sultant dâune coopĂ©ration entre les mĂ©tiers encore plus forte quâauparavant. Avec lâindividualisation des salaires, le patronat divise le salariat et casse les dispositifs dâaugmentation de salaires prenant en compte lâanciennetĂ© du salariĂ© (gain de savoir-faire par lâexpĂ©rience acquise). Les salariĂ©s qualifiĂ©s peuvent de moins en moins dĂ©fendre individuellement leur carriĂšre en cherchant Ă se rendre difficilement remplaçables. Le monde du travail vit une mutation posant lâexigence dâune conscience collective inter-mĂ©tiers et dâun dĂ©passement des oppositions catĂ©gorielles, favorisĂ© par la complĂ©mentaritĂ© des mĂ©tiers de rĂ©alisation, de contrĂŽle, de conception et dâexpertise Ă caractĂšre plus ou moins scientifique. Câest un dĂ©fi majeur pour la lutte des classes capital/travail.
HISTOIRE DES MATĂRIAUX ET OBSOLESCENCEÂ
LâĂ©volution en cours dĂ©veloppe une connaissance approfondie du niveau de robustesse des machines, relativement aux sollicitations quâelles subissent, et de lâimpact des divers produits par leurs effets mĂ©caniques et chimiques⊠On sait mieux spĂ©cifier et contrĂŽler les exigences Ă respecter par les procĂ©dĂ©s de fabrication, ainsi que prĂ©voir leur impact sur lâusage des produits. La pratique par certaines grandes entreprises de lâobsolescence programmĂ©e est maintenant identifiĂ©e. Elle est gĂ©nĂ©ralement comprise comme le choix dĂ©libĂ©rĂ© dâune durĂ©e de vie limitĂ©e des produits manufacturĂ©s, le but Ă©tant de dĂ©velopper le marchĂ© de remplacement des produits obsolĂštes. Si cette pratique est bien rĂ©elle, lâaspect novateur est lâamplification de la capacitĂ© Ă prĂ©voir, maĂźtriser et augmenter la durĂ©e de vie des Ă©quipements. Lâenjeu de sociĂ©tĂ© est de gagner Ă ce que cette capacitĂ© accrue soit mise au service des besoins de la population, avec la prise en compte des dĂ©fis de lâĂ©cologie et de la pĂ©rennitĂ© des ressources naturelles. Les grandes entreprises et multinationales sâefforcent dâorienter cette capacitĂ© accrue en fonction de leurs objectifs de marchĂ©s et de rentabilitĂ©. Pour les produits destinĂ©s Ă la consommation des mĂ©nages et des petites entreprises, un secteur public de recherche capable de rĂ©aliser les Ă©tudes dâimpact et de validation doit ĂȘtre dĂ©veloppĂ© au niveau nĂ©cessaire pour faire contrepoids aux justifications techniques des grandes entreprises, Ă©tablies en conformitĂ© avec leurs objectifs de marchĂ©s. Lâaffaire Wolkswagen confirme le besoin dâune Ă©valuation technique et scientifique au service du consommateur, indĂ©pendante des fabricants.
LA PROGRESSION DES SERVICES DANS LâINDUSTRIEÂ
Lâamplification de la capacitĂ© Ă prĂ©voir, maĂźtriser et augmenter la durĂ©e de vie des Ă©quipements tend Ă rĂ©duire la tendance productiviste de lâindustrie. Une partie des grandes entreprises complĂštent leurs activitĂ©s de production par celles des services associĂ©s aux machines et Ă©quipements quâils fournissent. Dans les activitĂ©s de service de type contrĂŽle, rĂ©parations et rĂ©novations des Ă©quipements, la complĂ©mentaritĂ© des mĂ©tiers est en forte progression en raison des Ă©volutions technologiques. Pour les activitĂ©s de service, les Ă©volutions technologiques ont des impacts sur les rapports sociaux de travail, similaires Ă ceux constatĂ©s dans les activitĂ©s de production. Les Ă©volutions technologiques actuelles continuent Ă reconfigurer les rapports sociaux de production et dans la sociĂ©tĂ©, avec des contenus et formes quâil importe dâapprĂ©hender finement. La politisation du monde du travail et la relance du projet alternatif au capitalisme en dĂ©pendent.