UBER, pointe émergée du capitalisme de plate-formes, Yann Le Pollotec*

Une nouvelle forme de capitalisme se développe à l’échelle planétaire : le capitalisme de plateformes. Ce capitalisme se caractérise par autre chose que la propriété privée de moyens de production et d’échange classique.

*Yann Le Pollotec est responsable de la Commission Révolution Numérique du CN du PCF.


Les propriétés mobilières et immobilières des capitalistes sont résiduelles en regard de la capitalisation boursière, du chiffre d’affaires. Le nombre de salariés est infime par rapport aux profits1. Ces capitalistes détiennent pour seule véritable « richesse » des plateformes accessibles via Internet, c’est à- dire un algorithme permettant d’échanger des biens et des services à l’échelle planétaire à partir de l’exploitation de grands volumes d’information. Ce qui implique la possession ou la location de « fermes » de serveurs pour stocker en masse des données.
Ce capitalisme n’appartient pas au monde de l’économie de contribution et de partage, il en est au contraire le parasite et le prédateur.

TROIS TYPES DE MODÈLES 
Le capitalisme de plateformes se décline en trois grands types de modèles. Le premier type fait profit de l’accaparement de la vente des informations et données que les utilisateurs fournissent gratuitement en échange du service qu’elles offrent. C’est le modèle de Google et de Facebook. Le second type vit en prélevant une commission en pourcentage sur les échanges de service que les plateformes proposent (Ebay, Booking, ou des plates-formes de financement participatif non éthiques).
Le troisième type propose des biens et services en échange d’une transaction financière ; Uber, Amazon Mechanical Turk, Foule Factory, AirBnb sont parmi les plus représentatives de ces entreprises de courtage mondial de travail. Par exemple, les tarifs sont déterminés automatiquement par Uber, qui prend 20 % de commission sur le prix de la course, commission colossale. Le chauffeur n’est pas un salarié d’Uber mais un contractant. Uber compte plus de 160000 chauffeurs-contractants dans le monde pour à peine 2000 salariés, dont aucun n’est chauffeur. Uber n’a aucune obligation envers lui si ce n’est l’intermédiation. Le chauffeur ne bénéficie d’aucune protection sociale. Il fournit les moyens de production : voiture, smartphone, GPS. Il est en situation de précarité totale, entièrement dépendant à tout instant de l’offre et de la demande. Il est « entrepreneur de lui-même », pour reprendre l’expression de Michel Foucault caractérisant le néolibéralisme. Le contractant d’Uber est dans une situation équivalente à celle du docker vis-à-vis des aconiers avant le statut de 1947.
Avec le développement du capitalisme de plates-formes, la situation de contractants va se généraliser dans tous les domaines de la vie économique, principalement dans les services, mais aussi dans l’industrie.

NOUVELLE STRUCTURATION DU MONDE DU TRAVAIL 
Ainsi le monde travail est-il en train de se structurer en se divisant en trois blocs :
– une minorité d’« innovateurs créatifs » : entrepreneurs et employés de start-up, contractants indépendants « d’élite » (sic), sorte de précaires de luxe de la course à l’innovation capitaliste, ayant de hauts niveaux de revenus, mais à la merci du déclassement en cas d’émergence d’une technologie disruptive ;
– un socle pérenne de salariés, mais en diminution sensible en particulier pour les CDI, nécessaire au fonctionnement de grandes et moyennes entreprises traditionnelles, de certains segments de l’industrie, des services publics ou des institutions. Ce socle de salariés se retrouve pris en étau entre le développement massif et rapide de la robotique, de l’automation et sa déstructuration par l’externalisation.
– un nombre en très forte croissance de « contractants indépendants », « d’entrepreneurs de soi » dans une situation de totale précarité et formant un nouveau prolétariat qu’on qualifie déjà de net-prolétariat4, exploités par le capitalisme de plates-formes. En raison de la faiblesse endémique du niveau des salaires, nombre de salariés complètent déjà leurs revenus en exerçant une activité de contractants en sus de leur emploi (c’est le cas de nombre de chauffeur d’Uber).

Conducteurs de taxi manifestant contre la « loi travail » le 14 juin 2016 à Paris.
Conducteurs de taxi manifestant contre la « loi travail » le 14 juin 2016 à Paris.

Les démagogues de droite et d’extrême droite, le Medef mais aussi le social-libéralisme auront beau jeu d’opposer le nouveau prolétariat des contractants aux « privilèges » (sic) pourtant sans cesse rognés du salariat traditionnel, d’autant que le nombre de salariés en CDI se rétracte sur les classes d’âge au-dessus de 35 ans et sur les hommes alors que le net prolétariat se développe en priorité dans la jeunesse et chez les femmes. Pour le PCF, comme pour toutes les organisations de progrès social, le piège serait, sous couvert de refuser cette division du monde du travail, d’apparaître comme défendant uniquement le socle salarial traditionnel. L’une des priorités du PCF doit être de contribuer à ce que ce net prolétariat de contractants s’organise pour gagner des droits et de la protection sociale, comme les dockers surent s’organiser pour gagner le statut de 1947 face aux aconiers.

NET-PROLÉTARIAT 
Le net-prolétariat a déjà commencé à s’organiser, comme en témoigne l’existence par exemple de Coopaname en France, une « mutuelle de travail associé » qui offre un cadre concret de sécurité emploi et formation. Aux États-Unis, on voit aussi naître des initiatives, comme Freelancers Union, qui inventent des formes de mutualisme entre travailleurs indépendants afin d’accéder à une forme de sécurité sociale, à un système de retraite ou à des assurances en cas de baisse d’activité. En Californie, les chauffeurs d’Uber ont engagé une class action et ont gagné la requalification de leur contrat Uber en contrat de travail de salarié.
Les réseaux et les tiers lieux deviennent le champ de bataille de cette lutte des classes. Cette lutte passe par les réseaux sociaux, les vidéos virales, la pratique du hack et le développement de modèles alternatifs. Elle implique un investissement intelligent de ces nouveaux espaces de socialisation et de rencontres que sont les tiers lieux : espaces de coworking, fab-labs, hackerspaces, jardins partagés et autres habitats partagés, « entreprises ouvertes », maker space.

LES DONNÉES, SOURCE DE VALEUR 
Uber, Bnb, Google ne seraient rien sans les informations, les données que les usagers leur fournissent gratuitement. Même avec le plus efficace des algorithmes, une plateforme numérique vide n’a aucune valeur. Les performances du moteur de recherche de Google doivent beaucoup aux trois milliards de requêtes quotidiennes que font ses utilisateurs. Ce sont les utilisateurs-contributeurs qui font la réputation et le succès d’une plate-forme, en faisant connaître son existence de manière réticulaire et virale.
Uber n’investit pas dans les transports, ni Airbnb dans l’hôtellerie et le bâtiment, Google ne crée pas d’information, pas plus que Youtube ne tourne de vidéo ; ils ne payent pratiquement pas d’impôt ni cotisations sociales. Leur fonctionnement est fondé sur le morcellement du travail, la mise en concurrence sauvage et planétaire des individus. C’est le modèle du « passager clandestin » où on profite, sans y contribuer, d’infrastructures déjà existantes et de travailleurs déjà formés.
Aux XIXe et XXe siècles, le capitalisme se nourrissait de l’accaparement de la richesse produite par les salariés ; le capitalisme de plates-formes du XXIe siècle s’empare du bien commun numérique, le privatise et en redistribue, au mieux, des miettes aux contributeurs.
Il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité de plates-formes et leur utilité publique. On a besoin de moteurs de recherche universels, de partage et de mise en commun de l’information et des savoirs, de financement. La question est de remettre à la disposition de tous ce commun accessible via les plates-formes, en assurant sa préservation, son développement et la rémunération sociale de ceux qui participent de sa production.

UN NOUVEAU TERRAIN DE LA LUTTE DES CLASSES 
Il ne s’agit pas non plus de nier le désir de liberté et d’indépendance ni le refus de toute hiérarchie autre que celle de la compétence qui animent toute une jeunesse qualifiée et qui la poussent à fuir l’entreprise et toute forme d’organisation pyramidale. Mais l’émancipation de l’exploitation salariale que portent les contradictions entre le développement de la révolution numérique et le capitalisme, et qui déboucherait sur la société de libres producteurs associés que Marx appelait de ses vœux, ne peut s’incarner par des « entrepreneurs de soi » travaillant sous la dictature du libre marché régulé par le capitalisme de plateformes.
C’est un nouveau terrain à part entière de lutte des classes, où les usagers-contributeurs doivent s’unir pour créer des plates-formes participatives, des coopératives de données opérant avec des logiciels libres, par opposition aux actuelles plateformes capitalistes et propriétaires. Les institutions publiques doivent aussi veiller à protéger les données qu’elles mettent légitimement en open data pour éviter qu’elles soient privatisées ou pillées sans contreparties par les firmes du capitalisme de plates-formes. Les États doivent lever l’impôt sur les firmes du capitalisme de plates-formes en les imposant proportionnellement aux nombres de clics qu’elles génèrent.
D’où la nécessité de coopératives de données, où les contributeurs seraient, dans un cadre collectif et démocratique, propriétaires ou copropriétaires de leurs données et du revenu qu’elles peuvent générer. Comme l’a montré le chercheur Trebor Scholz, créateur du concept de digital labor, à partir des exemples de LaZooZ et de Fairmondo.
À Séoul, la municipalité de gauche a interdit Uber, pour installer une coopérative citoyenne municipale numérique gérant les déplacements individuels urbains. La réappropriation des communs était aussi au coeur de la victoire de la liste « Barcelone en commun » et du projet Fab City12 de cette ville.
Ainsi, les institutions, de la commune à l’ONU, se doivent de favoriser, d’aider, de jouer le rôle d’incubateur de telles plates-formes coopératives plutôt que soutenir le modèle des start-up, gâchis de ressources humaines et financières au service de la réussite d’une minorité et de projets à l’utilité sociale souvent discutable.
Une lutte à mort est engagée entre le capitalisme de plates-formes qui veut s’approprier tous les communs et les partisans d’une économie de la contribution fondée sur les communs et un dépassement émancipateur du salariat, le PCF, ses militants et ses élus ne peuvent rester étrangers à ce combat.

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