La thĂ©orie des nombres est incontournable pour le monde numĂ©rique, et plus particuliĂšrement pour tout ce qui est sĂ©curitĂ© informatique, mais câest aussi un jardin dans lequel de nombreux chercheurs cultivent des fleurs rares. Â
*OLIVIER GEBUHRER est mathĂ©maticien. Il est maĂźtre de confĂ©rences honoraire Ă lâuniversité Louis-Pasteur de Strasbourg. (L’auteur remercie chaleureusement Jean-Pierre Kahane pour une relecture critique attentive).
Dans son roman le Nom de la rose, Umberto Eco fait dire au moine criminel : « [âŠ] il nây a pas de progrĂšs; la connaissance nâest quâune infinie mais sublime rĂ©capitulation. » Allons y voir. LES « NOMBRES ENTIERS ».Â

LâUnivers est nombre; telle Ă©tait la philosophie grecque antique au temps de sa splendeur ; par « nombre », il faut entendre « nombre entier ». DâoĂč sort pareille conception? Regardons un ciel mĂ©diterranĂ©en par un soir clair de dĂ©cembre, puis revenons sur terre: troupeaux, herbe des champs, esclaves, temples, sable des plages, rien qui ne renvoie Ă cette Ă©vidence qui nâest plus du tout celle dâaujourdâhui: lâUnivers dâaujourdâhui institue le rĂšgne du zigzag, des citoyen(ne)s se mouvant Ă vitesse rapide en foules pressĂ©es oĂč le regard ne discerne plus sans effort les individus ; plus dâĂ©changes de quantitĂ©s discrĂštes ou de fractions de ces quantitĂ©s en quantitĂ©s Ă©quivalentes ; taux de change exprimĂ©s en nombres Ă virgule. Les cours de la Bourse ont envahi notre imaginaire collectif ; nous sommes passĂ©s dâune civilisation statique Ă une civilisation dynamique au mouvement largement imprĂ©visible: les nombres entiers se sont effacĂ©s. Origine des mathĂ©matiques, les nombres entiers restent un des mystĂšres de la connaissance et toute question mathĂ©matique, au sein des thĂ©ories les plus sophistiquĂ©es, sây confronte tĂŽt ou tard. Le « socle » de lâĂ©cole chĂšre Ă la droite politique et Ă une gauche incapable de penser le temps prĂ©sent se condense dans la formule « lire, Ă©crire, compter ». On peut additionner des nombres entiers, les multiplier sans les quitter ; on peut aussi les comparer. VoilĂ une idĂ©e qui sort du « socle » et donne un aperçu de lâarriĂ©ration mentale de cet arsenal poussiĂ©reux de la droite en matiĂšre dâĂ©ducation, que le PS ne parvient pas Ă dĂ©passer. On peut trouver cette idĂ©e banale ; elle ne lâest pas ; les nombres entiers viennent munis dâun ordre naturel, qui est tout sauf une banalitĂ©. Trouvez donc la plus petite fraction strictement comprise entre 0 et 1, vous verrez, câest Ă©difiant. Les nombres entiers constituent le prototype dâun ensemble muni dâun ordre qui est le paradis des types dâordre; quittez les entiers, vous tombez du paradis. Y remonter est impossible, mais on peut en trouver des substituts ; ce ne serait pas si mal pour une politique de gauche, mais câest hors sujet.
EUCLIDEÂ
De quand date lâidĂ©e selon laquelle lâensemble des nombres entiers Ă©tait infini ? Euclide ne considĂšre que des collections finies, mais le fait que lâensemble des nombres entiers soit infini Ă©tait peut-ĂȘtre « Ă©vident » pour lui ; quâil ne traite que de collections finies nâĂ©tait quâune commoditĂ©. En tout cas, on sâen convainc en ajoutant 1 Ă tout nombre entier prescrit. Lâexamen de la succession des nombres et lâidentification de la paritĂ© lui font se pencher sur la question de la division ; comme on sait, câest la catastrophe; mais pas pour Euclide. Il met au point un algorithme qui lui garantit que son itĂ©ration sâarrĂȘte au bout dâun nombre calculable dâessais; le nombre dâessais sâarrĂȘte car il observe que sâil dispose dâune collection dâentiers rangĂ©s par ordre dĂ©croissant il en existe un plus petit que tous les autres ; câest la clĂ© du paradis de lâordre des nombres entiers. Quâen est-il des nombres impairs ? 9 est le produit de 3 par lui-mĂȘme; en revanche, 5 nâest le produit dâaucun entier antĂ©rieur sauf 1, et il en est de mĂȘme de 2 (un drĂŽle de nombre pair celui-lĂ !), 3, 7⊠Les nombres premiers font ainsi leur apparition. Euclide comprend que lĂ gĂźt un secret de fabrication, et il dĂ©montre que tout nombre entier est produit de composants premiers â y compris 2, unique nombre premier pair â et que ce produit est uniquement dĂ©terminĂ© Ă lâordre prĂšs des composants. Poursuivons: sur la piste de la clĂ© des briques de lâunivers, on se demande si, parmi les nombres premiers, il en existe un plus grand que tous les autres. DĂ©ception. La rĂ©ponse est nĂ©gative : il suffit de multiplier tous les nombres premiers Ă disposition et dâajouter 1 au rĂ©sultat ; on obtient ainsi un nouveau nombre entier qui ne contient comme composant aucun des nombres prĂ©cĂ©dents, sauf 1 ; câest beaucoup moins Ă©vident Ă voir mais câest vraiÂč ; il y a donc une infinitĂ© de briques premiĂšres qui permettent par produits dâobtenir tous les entiers.
THĂORIE DES NOMBRESÂ

AprĂšs ces dĂ©veloppements extraordinaires, lâhistoire de la pensĂ©e marque le pas. On ne sait pas dĂ©cider Ă vue dâoeil si un nombre impair est premier, et aujourdâhui on ne dispose dâaucun critĂšre pour ce faire ; mais surtout les nombres premiers se rencontrent de façon erratique dans la succession des entiers. Anarchie ? Ils se rarĂ©fient; chaque segment de dix nombres entiers contient de moins en moins de nombres premiers (ce constat nâest pas exact « au dĂ©but »). Percer le mystĂšre de la rĂ©partition des nombres premiers Ă©quivaudrait Ă avoir une connaissance intĂ©grale de principe de lâensemble des mathĂ©matiques et Ă assister Ă leur mort en tant que science; on nâest donc pas prĂšs dây parvenir. Le premier rĂ©sultat quantitatif relatif Ă cette rarĂ©faction est dĂ» Ă Legendre (XVIIIe siĂšcle). En Chine, la thĂ©orie des nombres apparaĂźt dĂšs le IVe siĂšcle de 35 notre Ăšre; elle prend une direction qui ne sera exploitĂ©e, en un sens, quâavec la cryptologie contemporaine et les ordinateurs hyperpuissants. Les affaires reprennent en Europe, sĂ©rieusement, avec Fermat, Bernoulli, Euler ; Gauss viendra plus tard. LâarithmĂ©tique comme science est nĂ©e; elle se prolonge aujourdâhui en « thĂ©orie des nombres » ; celle-ci se nourrit de toutes les mathĂ©matiques, y inclus la thĂ©orie des probabilitĂ©s ; mais on peut dĂ©jĂ passer sa vie en arithmĂ©tique avec lâunique connaissance dâEuclide et un peu de Gauss ; câest ce que lâon appelle la thĂ©orie Ă©lĂ©mentaire des nombres. OĂč chercher et que chercher ? Au dĂ©part, câest-Ă -dire au renouveau de lâesprit de curiositĂ©, Fermat, Mersenne et beaucoup dâautres sâ« amusent » avec des questions baroques; chacun de nous peut en fabriquer mais⊠Leurs questions baroques ne sont pas de mĂȘme nature. Au hasard : peut-on trouver un triangle rectangle dont les longueurs des cĂŽtĂ©s soient des nombres premiers ? La rĂ©ponse est positive si on remplace « premier » par « entier » (exemple : 3, 4, 5), mais nĂ©gative pour la question posĂ©e : ce nâest pas trop compliquĂ© Ă voir.
CURIOSITĂS ET MERVEILLESÂ
Parmi les curiositĂ©s merveilleuses, citons celle-ci : nous disposons dâune collection de points dans le plan telle que la distance entre deux quelconques de ces points soit un nombre entier. Si la collection est infinie, il nây a pas le choix : tous les points sont alignĂ©s, alors que câest faux pour les collections finies. Lâexemple du triangle rectangle de cĂŽtĂ©s 3, 4, 5 suffira iciÂČ. Les nombres entiers sâadditionnent; cela dit, la somme de deux nombres premiers plus grands que 2 est paire, et donc nâest pas un nombre premier. Tout nombre pair est-il somme de deux nombres premiers ? On ne sait pas (conjecture de Goldbach XVIIIe siĂšcle) ; la diffĂ©rence de deux nombres premiers est paire; ne parlons pas du produit : les nombres premiers nâont pas de « structure » apparente et peutĂȘtre, vraisemblablement, pas de structure du tout. DâoĂč lâintervention de la thĂ©orie des probabilitĂ©s. Dans la succession des nombres entiers, on rencontre 3 et 5, puis 5 et 7, et on peut poursuivre; on rencontre ainsi « pas mal » de couples de nombres premiers jumeaux, câest-Ă -dire dont la diffĂ©rence entre le plus grand et le plus petit est 2. En existe-t-il une infinitĂ© ? On ne sait pas. Un des grands problĂšmes ouverts. Beaucoup plus tard (XIXe siĂšcle), Bernhard Riemann Ă©crivit un unique article sur la thĂ©orie des nombres; il Ă©tait prĂ©occupĂ© par les nombres premiers et avait une idĂ©e extraordinaire sur leur rarĂ©faction ; câest alors que Fiorasotte³ entra dans son bureau et demanda impĂ©rieusement: «Alors ça vient, M.Riemann? » On peut seulement imaginer que Riemann entra dans une colĂšre noire et que lâintruse perdit le goĂ»t des questions stupides. Reprenant son fil initial, il dĂ©couvrit une question qui lui parut ĂȘtre la clĂ© de la comprĂ©hension des nombres premiers, mais il ne parvint pas Ă la rĂ©soudre ; il sâen dĂ©tourna ensuite. Elle est encore ouverte aujourdâhui et porte le nom fameux de « conjecture de Riemann ». Plus tard, au dĂ©but du XXe siĂšcle, Jacques Hadamard revint sur cette question, et cette fois prouva ce quâon appelle aujourdâhui la loi de rarĂ©faction des nombres premiers. Mais avec ce rĂ©sultat on est encore bien loin de la conjecture de Riemann⊠« Et au fond, Ă quoi ça sert tout ça ? » (Jacques PrĂ©vert)
ÂčAppelons A le nombre obtenu en faisant le produit de tous les nombres premiers, soit q un des nombres premiers constituants ; posons B = A + 1 ; alors B = Nq + 1 (avec A = Nq) et 1 est sĂ»rement strictement plus petit que q ; de la sorte on voit que Nq + 1 est le rĂ©sultat de la division euclidienne de B par q ; donc 1 est le reste de cette division et B nâest divisible par aucun nombre premier antĂ©rieur, donc est premier ; cette preuve donne un moyen de construire autant de nombres premiers quâon veut, mais il est Ă©vident quâon est loin de les obtenir tous. Noter par ailleurs que, par exemple, cette rĂšgle appliquĂ©e Ă 3 Ă 5 = 15 ; 15 + 1 = 16 ne fournit pas un nombre premier, et tous les autres produits sont de mĂȘme des nombres qui ne sont pas premiers. Il est essentiel de considĂ©rer 2 comme nombre premier (il nâest divisible que par lui-mĂȘme et 1), et lâincorporer Ă la liste, comme on vient de le voir, est tout sauf une commoditĂ© mĂȘme sâil paraĂźt exotique.
ÂČ On peut en fait montrer quâil existe une disposition non alignĂ©e pour toute collection finie de points satisfaisant la
condition indiquée.
³ Personnage oubliĂ© de la commedia dellâarte qui entretient avec un secrĂ©taire dâĂtat Ă lâEnseignement supĂ©rieur
et à la Recherche actuel un rapport lointain mais ne devant, cependant, rien au hasard.