La science et les femmes: témoignage et interrogations, par Hélène LANGEVIN-JOLIOT*

Le temps est peut-être venu non seulement d’analyser les biais qui handicapent les filles et les femmes, mais aussi de tirer parti des avancées que leur prédominance dans certains domaines a pu engendrer.

*Hélène Langevin-Joliot est directrice de recherches émérite au CNRS.


Vers la fin du XIXe siècle, les  femmes ont une place  mineure dans les activités intellectuelles, quasi nulle dans les  activités scientifiques. Cette situation inégalitaire, alors considérée comme normale, a été ébranlée quand  les barrières à l’éducation des filles  ont commencé à tomber : création  des lycées de filles, accès aux universités.  Quelques femmes ont ouvert  le chemin vers différentes professions,  parmi elles Marie Curie et Irène  Joliot-Curie.

MARIE CURIE, UNE FÉMINISTE  PAR L’EXEMPLE

L’ouverture de l’enseignement secondaire  aux filles ne signifiait pas la  reconnaissance de leur égale aptitude  aux études. Marie Curie prend  la mesure de cette situation lorsqu’elle  est nommée, en 1900, chargée de conférences à l’École normale de  jeunes filles de Sèvres : l’enseignement  secondaire des filles ne s’étend  alors que sur cinq années, au lieu de  sept pour les garçons, avec des programmes  allégés, en particulier des  langues anciennes. Il ne prépare pas  au baccalauréat. Les futures professeures  de science sont en principe  formées pour pratiquer un enseignement  d’ambition limitée. Les  besoins des élèves, les cours donnés  par des personnalités de premier  plan vont contribuer à faire bouger les choses. Ainsi, Marie Curie fait des expériences de cours et introduit les  travaux pratiques. Elle n’hésite pas à remettre en cause les programmes établis : le calcul différentiel entre ainsi dans les cours de mathématiques,  pour les besoins de son cours  de physique.
L’Académie des sciences joue à  l’époque un rôle pivot, tant par les prix qu’elle attribue que par ses recommandations.  Elle décerne à trois  reprises à Marie Curie un prix important.  C’est cette même académie qui  ne transmet pourtant que les noms  d’Henri Becquerel et de Pierre Curie  au comité chargé de désigner les titulaires  du prix Nobel de physique de 1903. On doit à l’académicien suédois Gustav Mittag-Leffler, indigné de cette discrimination, d’en avoir  informé Pierre Curie et permis au  final que Marie reçoive le prix avec  Pierre.
Huit ans plus tard, la candidature de  Marie à l’Académie des sciences  déclenche une bataille de principe  à l’Institut de France et ses cinq académies.  Les préjugés antiféministes  s’y étalent crûment. L’échec de Marie  Curie, lors du vote final, tient cependant  autant à la xénophobie et au  poids du lobby catholique qu’à ces  préjugés. La Faculté des sciences de Paris avait fait preuve de plus d’ouverture après le décès de Pierre Curie,  en avril 1906 : sur sa proposition, Marie Curie avait été nommée chargée  de cours et directrice du laboratoire  de physique et radioactivité  moins de quinze jours plus tard. Son premier cours avait été salué comme  « une grande victoire du féminisme ».  Elle devient tout naturellement professeur  titulaire en 1908.  Vers la fin de sa vie, Marie Curie  déclare à un journaliste : « J’ai été  plus gênée par le manque de moyens  que par le fait d’être une femme. »

IRÈNE JOLIOT-CURIE,  UNE FEMME ENGAGÉE

Irène Curie devient tout naturellement  l’assistante de sa mère à l’Institut  du radium, après l’avoir été pour la  radiologie pendant la Grande Guerre.  Elle achève sa thèse quand Frédéric Joliot arrive au laboratoire comme  préparateur. Il passe brillamment  ses examens de licence, mais l’un des examinateurs lui fait cette remarque : « Quel dommage, Joliot.  Dans l’enseignement supérieur vous  n’aurez aucune chance : vous n’êtes  pas normalien. » On n’aurait pas alors  dit cela à Irène Curie, pas non plus  normalienne. À l’époque de leur  mariage, la fille de Marie Curie partait  avec un avantage « dynastique »  certain sur Frédéric Joliot, d’ailleurs  entré plus tard dans le métier.  Les choses reprennent leur cours  « normal» après leur prix Nobel commun  en 1935. Frédéric Joliot s’engage  dans la création de nouveaux  laboratoires, c’est à lui que l’on propose d’être professeur au Collège de  France, puis d’être membre de  l’Académie des sciences. Irène Joliot-Curie, il est vrai, n’est pas alors en bonne santé, et elle préfère poursuivre ses expériences. Elle fait une exception en acceptant d’entrer, avec deux autres femmes, dans le gouvernement  de Front populaire pour y  être secrétaire d’État à la Recherche  scientifique.
C’est après la guerre qu’elle pose pour la première fois sa candidature à l’Académie des sciences, sans succès. Les raisons de son échec sont-elles à rechercher exclusivement dans le conservatisme de l’Académie? On ne peut pas exclure que ses positions  politiques aient pu jouer un rôle. Irène Joliot-Curie est une femme engagée pour les droits des femmes,  la science et la paix. Bien décidée à  faire sauter le verrou, elle se représente systématiquement à toutes les  élections qui suivent, jusqu’à son décès. Il s’écoulera encore plus de dix ans avant que les portes de l’Académie ne s’entre-ouvrent pour une de ses élèves.

LA PARITÉ : UN OBJECTIF RÉCENT

La parité était bien loin des préoccupations  des jeunes chercheurs et  chercheuses entrés comme moi-même  au CNRS dans les premières  années de l’après-guerre. Nous avions découvert avec enthousiasme la recherche dans nos laboratoires, mais  nous avions bientôt mesuré que ces derniers ne disposaient que de moyens très limités. Nos soucis communs  portaient aussi sur ce qu’on appellerait  aujourd’hui la « précarité de  nos situations » : nous étions boursiers  dans les années 1950. Cette prise  de conscience finit par déboucher  sur de multiples actions, portées par une très forte syndicalisation du milieu, il faut le souligner, et le soutien de personnalités de renom.  Au final, le CNRS bénéficia d’une  relance des moyens, et la profession  de chercheur, hors université, fut stabilisée  et dotée d’un statut. Ce dernier, entre autres progrès, a donné de facto aux femmes de meilleures opportunités de carrière que celles  offertes par les universités. Le processus de sélection au CNRS, où les commissions choisissent chaque  année plusieurs noms dans un ensemble  de candidats venant de toute la France (et de l’étranger) rend la discrimination  plus difficile, parce que  plus immédiatement visible, que lors de sélections au coup par coup sur  des profils souvent balisés.
Je serais aujourd’hui capable de repérer rétrospectivement telle ou telle discrimination, au fil de mon parcours.  L’annulation, pour motif politique,  d’un séjour que je devais faire  au laboratoire de Harwell m’a sans  nul doute plus contrariée. Il y avait  un nombre relativement élevé de  femmes au laboratoire. La bataille pour la parité ne me paraissait pas  si importante. C’est dans les années  1980 que je fus invitée par le ministre  de la Recherche à un dîner protocolaire  en l’honneur d’une délégation  polonaise venue signer un  important accord. Mon regard fit le tour de la table : parmi une vingtaine de personnes, j’étais la seule femme. Ma contribution sur le sujet fut de le faire remarquer… en ajoutant que  je savais bien pourquoi j’étais là.

DES INTERROGATIONS POUR DEMAIN

L’objectif de parité structure depuis quelques décennies les initiatives pour l’égalité réelle homme-femme,  notamment dans les domaines scientifiques.  Les progrès sont réels. Un  coup d’accélérateur a été donné à  l’accession de femmes à des postes  de responsabilité ou de prestige, mais la sous-représentation des filles dans  les cursus scientifiques et celle des  femmes dans les métiers scientifiques  et techniques restent très significatives.  On ne peut plus guère incriminer des dispositions réglementaires discriminatoires. Je m’interroge plutôt  sur la signification à donner aux  biais observés encore dans les modes de socialisation des filles comparées  aux garçons.
Il faut faire reculer, dit-on, « les préjugés » des filles sur les carrières  scientifiques présentées comme difficilement  conciliables avec une vie  de famille. Encore faut-il que la réalité ne les renforce pas. La précarité fait un retour en force, les exigences de mobilité et de compétition de tous  contre tous sont les facteurs de régression  que le combat pour la parité ne peut ignorer.
La sous-représentation des filles dans  les cursus scientifiques s’inscrit dans  un contexte de désaffection sensible  de l’ensemble des jeunes. À moins de confondre le scientifique et le manageur, la science n’est pas en  haut de l’affiche en matière de rémunérations.  Mais, au-delà, l’image de  la science donnée aujourd’hui ne contribue-t-elle pas à les en éloigner?  Il n’est pas exclu que les jeunes filles soient plus sensibles au rôle culturel et émancipateur de la science  alors que celui-ci tend à s’effacer aujourd’hui devant son rôle utilitaire, traduit dans les technologies  et l’économie. Il y a des raisons de  penser qu’introduire plus de culture dans la science et son enseignement serait positif pour la parité dans les  cursus, et qu’introduire plus de science dans la culture des adultes, plus de  raison que d’émotion dans les débats sur les technologies le serait aussi.

La répartition des filles et des garçons,  à plus de 90 % dans les filières  technologie-santé pour les unes,  technologie-industrie pour les autres, est extrêmement frappante. Faut-il en conclure seulement qu’il suffit que les filles « rattrapent » les garçons  dans l’industrie ? Le temps est  peut-être venu non seulement d’analyser les biais qui handicapent les filles et les femmes, mais aussi de tirer parti des avancées que leur prédominance dans certains domaines  a pu engendrer.  La diversité dans l’égalité est à l’ordre du jour. La première d’entre elles  n’est-elle pas la diversité homme/femme ?  Le mouvement pour la parité  a sans nul doute encore des objectifs  à atteindre, mais il est probablement  arrivé à un tournant.

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