Pour une politique industrielle européenne, le cas de l’énergie, Marie-Claire Cailletaud*

Auditionnée par la Fondation Gabriel Péri en avril 2015, lors d’un colloque consacré à l’Europe, Marie-Claire Cailleteaud nous livre ici ses réflexions sur la situation énergétique du continent, les dérives du libéralisme et les problèmes graves qu’il pose. 

*MARIE-CLAIRE CAILLETAUD est porte-parole de la CGT Mines-Énergie.

La panne généralisée, dite « black out », est une hantise en Europe, où le scénario est de plus en plus plausible : elle pourrait coûter plusieurs points de PIB à l’Europe, avec des conséquences sanitaires et sociales dramatiques. 

EUROPE ET NATIONS 

L’Europe de l’énergie est un sujet politique : il renvoie à la souveraineté des nations. La naissance de l’Europe s’est faite sur une alliance autour du charbon et de l’acier. L’objectif affiché est éminemment politique : empêcher une nouvelle guerre en unissant le charbon et l’acier de la France et de l’Allemagne, base de l’industrie de la guerre ; ce sont les considérations politiques de la guerre froide qui ont primé. 

«La hausse des prix de l’électricité est corrélée à l’ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité. L’ouverture à la concurrence ne s’est pas traduite, dans les faits, par une baisse des prix. La puissance publique est le seul recours pour surmonter la crise, et les tarifs le seul outil dont elle dispose. La libéralisation du marché de l’électricité en France est une source de complexité sans apporter de bénéfices réels. L’UE a édicté pour elle-même des règles que les autres régions du monde ne s’imposent pas, alors même qu’elle est moins dotée en ressources naturelles […]. La crise du système électrique européen est désormais avérée […]. Une politique “tout-concurrence” ne permet ni le respect de la souveraineté énergétique de chaque État membre ni le maintien de l’équilibre électrique au niveau européen.» In rapport parlementaire du 5 mars 2015 de la commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité, présidée par un député UMP, le rapporteur est une députée PS.
«La hausse des prix de l’électricité est corrélée à l’ouverture à la concurrence des marchés de l’électricité. L’ouverture à la concurrence ne s’est
pas traduite, dans les faits, par une baisse des prix. La puissance publique est le seul recours pour surmonter la crise, et les tarifs le seul
outil dont elle dispose. La libéralisation du marché de l’électricité en France est une source
de complexité sans apporter de bénéfices réels.
L’UE a édicté pour elle-même des règles que les autres régions du monde ne s’imposent pas,
alors même qu’elle est moins dotée en ressources naturelles […]. La crise du système électrique
européen est désormais avérée […]. Une politique “tout-concurrence” ne permet ni le respect de la souveraineté énergétique de chaque État membre
ni le maintien de l’équilibre électrique au niveau européen.» In rapport parlementaire du 5 mars 2015 de la commission d’enquête relative aux
tarifs de l’électricité, présidée par un député UMP, le rapporteur est une députée PS.

L’accès aux ressources est à l’origine de la majorité des conflits, tant pour les ressources énergétiques fossiles que pour les métaux, en particulier les terres rares. « Le Moyen-Orient a le pétrole, nous avons les terres rares », dit Deng Xiaoping en 1992. 

La réduction des inégalités implique de revoir ce mode de développement ; ces ressources fossiles génèrent des gaz à effet de serre (GES) et confrontent l’humanité à des problèmes inédits. Le GIEC chiffre à 200 millions de personnes la migration à venir du fait du réchauffement climatique. « L’augmentation des instabilités étatiques ou régionales, le développement de pressions migratoires, les rivalités pour l’accès aux ressources […] pourront conduire à des conflits affectant les intérêts nationaux. Face à ce défi, la France devra développer, […] une fonction de protection navale renforcée en Méditerranée pour gérer les flux migratoires », lit-on dans un rapport parlementaire de 2012. Nous devons impérativement envisager un nouveau mode de développement pour répondre aux besoins d’une population mondiale croissante tout en limitant les émissions de GES. 

ÉTAT DES LIEUX 

L’UE consomme 20 % de l’énergie mondiale, et représente 10 % de la population de la planète. Elle dispose de moins de 1 % des réserves mondiales de pétrole, 1,5 % pour le gaz naturel et 4 % pour le charbon ; elle importe plus de 50 % de son énergie, et cette proportion pourrait passer à 70 ou 75 % d’ici à 2030. Près de 40 % du charbon, plus de 60 % du gaz et plus de 80 % du pétrole sont importés ; 2/3 de sa consommation énergétique reposent sur le pétrole et le gaz. 

La Russie fournit à l’UE le tiers de ses importations énergétiques, et pour le pétrole ses principaux fournisseurs sont la Russie, l’OPEP et la Norvège. Pour le gaz, la Russie est en première position, suivent la Norvège et l’Algérie. Le charbon provient essentiellement de Russie, de Colombie, d’Afrique du Sud et des États-Unis. L’UE s’inquiète pour la fourniture de gaz russe, ce qui a conduit le Conseil européen du 20 mars 2015 à jeter les bases d’une Union européenne de l’énergie en vue d’assurer la sécurité d’approvisionnement et la diversification des sources d’importation de gaz, laissant de côté les GES et l’efficacité énergétique. 

Les tensions avec la Russie ont eu pour conséquence l’abandon du projet South Stream ; à la place, Gazprom construira un gazoduc entre la Russie et la Turquie : c’est là une illustration du caractère stratégique et géopolitique de l’énergie.

Les pays de l’UE ont des mix énergétiques très différents, ainsi l’Allemagne est le deuxième importateur mondial de gaz ; la place du charbon, principalement le lignite, dans son mix électrique est prépondérante (plus de 50 %). Le mix énergétique français repose à 40 % sur la production nucléaire (75 % pour l’électrique). Le terme « transition énergétique » ne recouvre pas les mêmes conséquences dans tous les pays, si on part bien de la réponse aux besoins et de la diminution des GES. 

MARCHÉ, « SIGNAL PRIX » ET INTERCONNEXION

Pour l’UE, le marché est la solution à tous les problèmes, il faut donc un marché énergétique au plan européen, combattre les monopoles nationaux, les tarifs réglementés, les statuts des salariés et les services publics. L’Europe s’est bâtie sur la « concurrence libre et non faussée », et non sur la solidarité et les services publics.

La réalité a démontré, depuis plus de quinze ans de déréglementation du secteur de l’énergie, que la concurrence ne fait pas baisser les prix. Il fallait acheter son énergie comme on achète sa baguette : au nom de cela, l’UE, à coup de directives successives, ou « paquets », s’est attaquée au démantèlement des entreprises de réseau, télécoms, énergie et ferroviaire. Concernant l’énergie, il est nécessaire d’inverser le modèle qui prévalait jusqu’alors. Les moyens de productions (l’offre) étaient censés s’adapter aux besoins (la demande). Il y aura désormais une certaine quantité d’énergie disponible sur le marché, et ce sera au consommateur devenu conso’ acteur de s’adapter. Comment ? au travers d’un marché de l’effacement et du « signal prix » censé pousser à des comportements vertueux. Connecter toute l’Europe afin que les capacités des uns puissent servir aux autres peut paraître alléchant. Mais le développement non maîtrisé d’énergies intermittentes, en particulier en Allemagne, a perturbé le système énergétique global. Pour évacuer ces énergies, prioritaires sur les réseaux, il faut construire toujours plus d’interconnexions. Aucune étude ne sous-tend les préconisations de la Commission demandant aux pays de l’UE d’avoir 10 % d’interconnexions à leurs frontières. La question n’est plus uniquement d’acheminer les flux mais de les refouler. Les réseaux ne sont plus dimensionnés en fonction des pics de consommation mais selon les pics de production. Alors qu’on nous rabâche que le modèle du futur est celui qui, superposant l’énergie et les télécoms, permettra à chacun de devenir producteur et consommateur, la réalité va totalement à l’inverse. Le développement imposé des interconnexions en Europe, qui représente plusieurs centaines de milliards d’euros, n’a pas pour objet de résoudre la sécurité mais bien la question des finances. DCF 1.0

Comme l’indique un rapport au président de la République de décembre 2014, « les signaux d’une crise énergétique s’accumulent depuis le début de la décennie » et le coût d’un blackout se chiffre en plusieurs points de PIB : l’UE s’enfonce dans une fuite en avant ; le marché ne fonctionne pas parce que… il n’y a pas assez de marché ! La complexification des textes, du marché, des infrastructures est telle que seuls quelques technocrates avisés comprennent un morceau du puzzle. Il y a là un réel problème démocratique. Ici se rejoignent les projets libéraux en matière d’Europe : liquider les États-nations, construire une Europe des Länder [régions allemandes]. Dans ce schéma, un service public national, des tarifs réglementés, un statut sont autant de verrous à faire sauter. Le 25 février 2015, l’UE déclare que la Commission s’efforcera de faire disparaître les tarifs réglementés. Ceci à relier au rapport cité supra : «[…]. ». L’objectif n’est pas d’instaurer une politique énergétique sur cinquante ans, mais bien de mettre en place les mécanismes qui permettront une rentabilité rapide et élevée. 

Toutes les préconisations faites au gouvernement demandent le changement de statut des entreprises qui gèrent les réseaux, secteur stratégique, et l’ouverture de leur capital.
D’autres voies sont possibles hors la doxa libérale. 

POUR UNE POLITIQUE EUROPÉENNE DE L’ÉNERGIE

La politique énergétique est stratégique pour une nation. 

Un État doit pouvoir agir sur cette politique ; c’est ce que permettrait le pôle public de l’énergie prôné par la CGT avec appropriation sociale du secteur. 

Le caractère stratégique et la disparité des mix énergétiques des pays sont deux éléments qui plaident pour que la politique énergétique ait une base fondamentalement nationale. Les coopérations européennes sont indispensables ; sans coopérations, le système va se fragiliser à l’extrême et entraîner l’Europe vers des risques sérieux de black-out. Il doit exister des exigences communes qui garantissent la compatibilité des choix de chaque pays. Ce rôle pourrait être dévolu à une agence européenne de l’énergie. Il s’agit de réfléchir à promouvoir un véritable développement humain durable, opposé au dumping social et environnemental. Les défis sont immenses : diminution des GES, efficacité énergétique, éradication de la précarité énergétique, développement de filières industrielles énergétiques au service de la réindustrialisation. 

La recherche est à la croisée de toutes ces questions. C’est le premier sujet sur lequel les Européens devraient collaborer, avec de réelles coopérations scientifiques non asservies aux brevets et aux normes. Entamer ces collaborations en identifiant les grands sujets prioritaires à traiter, tels le stockage massif de l’électricité, le captage et stockage de CO2, les processus réduisant à un minimum l’usage des métaux, les nouveaux matériaux pour l’efficacité énergétique… 

Elle devrait s’attaquer à réduire la consommation en énergies fossiles, sécuriser l’approvisionnement sur le long terme, réduire massivement les émissions de GES. 

Une vraie politique énergétique européenne aurait à cœur d’étudier l’optimisation sur la plaque continentale avec des connexions régulées, et non laissées à la main du marché ; de définir des socles communs de pôle public, des missions de service public tels le droit à l’énergie, la recherche, les garanties des salariés, le développement de l’énergie décarbonée, l’efficacité énergétique ; de construire une Europe qui donne le même niveau de garanties collectives à tous les salariés du secteur afin de rendre caduque le détachement de travailleurs, la soustraitance… 

Avec un projet collectif partagé, on pourrait construire l’Europe sur d’autres bases que celles du marché et de la concurrence, sur les bases opposées de la solidarité et des services publics. Le défi est donc de construire une Europe à même de compter dans l’objectif prioritaire de diminuer les inégalités entre peuples et entre citoyens d’un pays, seul garant au fond de la préservation de la paix ; une Europe ouverte, solidaire, citoyenne et qui n’aurait pas besoin de garde-côtes pour se protéger des réfugiés climatiques… N’est-ce pas là le véritable sens de l’Histoire ? 

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