Du «devoir de mauvaise humeur» à la «défense du bien public», Yves Brechet*

*YVES BRÉCHET est physicien, membre de l’Académie des sciences.

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Avant propos

Il est exceptionnel que Progressistes publie un article comme celui-ci. Il est bon d’expliquer pourquoi nous le faisons. Yves Bréchet est physicien. Son domaine de recherche est la science des matériaux, qui va des microstructures au comportement macroscopique, et qui le met au contact de l’industrie et d’autres domaines scientifiques, dont la biologie. Il a été élu à l’Académie des sciences en 2010, à l’âge de quarante-neuf ans, et c’est depuis lors l’un de ses membres les plus écoutés. Connaissant ses idées sur les relations entre science, technologie et société, je lui ai demandé d’en faire un exposé pour Progressistes, et c’est l’article qui suit. Cet article est très personnel, il est long pour notre revue, et le comité de rédaction a hésité à le publier en une fois. C’est un texte important, mais ce n’est pas un texte lisse, il est plein d’aspérités et il fera grincer des dents, au-delà même du lectorat de Progressistes. Tant mieux s’il provoque des réactions.

JEAN-PIERRE KAHANE, codirecteur de Progressistes.

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Du «devoir de mauvaise humeur» à la «défense du bien public»

par YVES BRECHET

Nous vivons une étrange époque… Jamais la  société n’a été autant imprégnée des applications des sciences : la technologie affleure dans chaque action de notre quotidien, elle a transformé le monde du travail, elle révolutionne la transmission de l’information et transformera probablement en profondeur notre relation au savoir, voire  nos modes d’apprentissage. Dans le même temps la relation de la société à la science, qui est la racine de cette technologie qui la façonne, est hautement schizophrène : tenue pour responsable de problèmes réels ou imaginaires, la science est tout à la fois accusée comme responsable et chargée de faire des miracles pour les résoudre. Tout se passe dans la perception du public, telle au moins qu’elle est transcrite par les médias et qu’elle est perçue par les décideurs, comme si la science était et la cause de nos maux et la source de nos remèdes, dans les deux cas par la médiation de la technologie. À la racine de cette situation se trouvent un déni d’utilité et un déni d’universalité. 

LE DÉNI D’UTILITÉ 

On assiste donc à une dichotomie dans la perception de la science : celle qui découvre le boson de Higgs, les exoplanètes, et qui explore la vie des océans est « bonne », celle qui travaille à mettre la nature au service de l’homme serait « mauvaise ». Ce manichéisme, outre qu’il n’a aucun fondement historique, est lui-même schizophrène : si la technologie engendre des conséquences nocives, c’est encore la technologie qui apporte les remèdes. Sauf à considérer que la solution soit dans l’absence de technologie, mais alors il y a fort à parier qu’il faille aussi se passer de science, d’une part parce que la technologie nourrit la science, d’autre part parce que l’interdiction de réfléchir sur certains domaines, que la science rend accessibles, est la négation même de la liberté de réfléchir, qui est pourtant constitutive de la science. Parallèlement à cette méfiance entretenue, qui succède à l’optimisme scientiste du XIXe siècle, la crise économique endémique, qui touche nos sociétés depuis la crise pétrolière des années 1970, rend difficilement acceptable par un public touché dans sa vie quotidienne l’idée  d’une science ayant pour seul objectif la connaissance du monde qui nous entoure, et ce uniquement en vue de l’accroissement du savoir commun. Il l’admet sur ces disciplines qui lui offrent une part de rêve, comme l’astronomie ou la zoologie. Quand on lui demande s’il aime la recherche, il répond que oui, mais il faut en fait comprendre qu’il aime la recherche médicale… La perception positive de la science repose donc sur un malentendu : on aime la science si elle nous distrait ou si elle nous soigne, peu nous importe qu’elle nous apprenne à penser, et si elle nous aide à maîtriser et à asservir la nature – le vieux mythe de Prométhée n’est pas loin. 

Dans les années 1970, les relations entre la science et la technologie étaient assumées : au terme de trente années de développement du confort quotidien et de la richesse nationale, pour la majorité de nos concitoyens la science était comme confondue avec ses applications technologiques. 

La conquête de l’espace, l’expédition sur la Lune, vue comme une prouesse technologique, étaient emblématiques de ce succès. L’apparition de la crise économique dont nous ne sommes jamais vraiment ressortis, puisque les seules embellies n’ont été que feux de paille (bulle Internet, folie financière…), a conduit tout d’abord à une « exigence de résultats ». Ce qui allait de soi pour de nombreuses disciplines, l’émergence de progrès technologiques à partir de progrès scientifiques, est devenu une obligation : il fallait non seulement que la science porte en soi le progrès technologique, il fallait aussi qu’on puisse le planifier. Au début, les incitations ont été pour favoriser les interactions entre le monde industriel et le monde scientifique, et progressivement les exigences se sont faites plus pressantes, ciblant des secteurs industriels plus précis (le transport, la microélectronique…). Cette finalisation de la science par l’industrie n’a vécu qu’aussi longtemps que l’industrialisation a été perçue comme source de richesses plus ou moins partagées. Quand progressivement la performance industrielle et la saturation des marchés d’équipements se sont traduites par la disparition du plein-emploi, le couplage de la science avec l’industrie via la technologie n’est plus apparu comme un bien incontestable. Alors que la nécessité qui faisait penser que la science « devait servir à quelque chose » était toujours présente, l’exutoire naturel de cette demande, à savoir la technologie, perdait de son lustre. Tout cela révélait pourtant une illusion profonde sur la science : la possibilité de découpler les applications des sciences de la science même. Une fois la valeur du couplage entre la science et l’industrie entachée de soupçon, c’est la notion vague d’« exigences sociétales » comme prérequis au besoin de connaissance qui a pris le relais de la « justification par les œuvres » de la connaissance scientifique. Cette finalisation de la recherche par les exigences de la société (réelles ou supposées) n’est pas moins dommageable au progrès que ne l’était l’idéologie qui voulait la soumettre totalement aux exigences du monde économique. Le motif de la finalisation semble plus doux, il n’en est que plus sournois. 

L’état actuel de la vulgate concernant la science est donc d’une part qu’elle est dangereuse et qu’on doit s’en méfier, et d’autre part qu’elle doit justifier son existence en répondant ux exigences sociétales. Le corollaire immédiat du second point est que la science ne saurait répondre aux exigences sociétales sans s’associer aux sciences sociales, ce qui a conduit à l’exigence répétée d’introduire une composante de sciences sociales dans tous les projets de sciences « dures », conduisant à de surprenants pâtés de cheval et d’alouette. 

Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Pendant longtemps, les scientifiques ont pensé qu’était superficielle cette coexistence d’une désaffection dans les médias et la classe politique, cette exigence de finalisation vis-à-vis des « exigences sociétales », avec une croyance que « l’intendance suivrait » quel que soit le côté irréaliste des exigences. Ils ont longtemps cru que cela ne valait pas qu’ils s’en inquiètent, et moins encore qu’ils s’en occupent. 

Le divorce est devenu à ce point patent et les conséquences à ce point désastreuses que le scientifique ne peut plus aujourd’hui se désintéresser de la question, qu’il a au moins un « devoir de mauvaise humeur » vis-à-vis de la dévalorisation des valeurs scientifiques et, plus positivement, un devoir de « ré-instruction » du public, de ses élites dirigeantes et des formeurs d’opinion, dans un esprit de défense du bien commun.
La désaffection pour la recherche scientifique et l’exigence de finalisation par les exigences sociétales trouve ses racines dans un déni d’universalité que nous examinerons en premier lieu. Dans ce déni d’universalité s’enracinent la disqualification des experts et la négation même de l’esprit scientifique qui, précisément, tend à une vérité réfutable mais universelle. 

Sur ce terreau prospère un renouveau des obscurantismes de tout poil qui habillent de vert un renoncement de l’être humain à maîtriser la nature qui l’entoure, un refus de la réalité du progrès scientifique et technique. Sournoisement, ce renoncement s’appuie sur des craintes exacerbées et entretenues, un culte de la précaution comme substitut de l’action et un oubli des acquis réels pour amplifier les dangers possibles. 

UN DÉNI D’UNIVERSALITÉ 

L’universalité de la science, fondement même de sa valeur, est remise en cause par un courant de pensée « relativiste » qui affirme que la connaissance scientifique ne serait somme toute qu’un mode parmi d’autres du connaître et que, le scientifique étant le produit de son temps et de sa société (ce que l’on ne saurait nier), l’énoncé scientifique ne serait rien d’autre que l’expression du pouvoir qu’une classe dominante exerce sur le savoir (ce qui est un saut qualitatif dans le raisonnement pour le moins audacieux). Si tel était le cas, reprenant le mot de Pascal, toute la science du monde ne vaudrait pas un quart d’heure d’étude. 

Cette vision, diamétralement opposée à l’héritage des Lumières et à sa revendication d’universalité du savoir scientifique, a pour corollaire la disqualification des experts, la confusion entre la preuve et le témoignage, l’assujettissement de la démarche scientifique à des motivations qui lui sont extérieures et, in fine, la résurgence d’obscurantismes qu’on croyait disparus. La culture du soupçon vis-à-vis de la science trouve son prétexte dans les conséquences parfois néfastes de la technologie, elle a son fondement théorique dans une vision relativiste de la connaissance scientifique, elle s’exprime via les médias par un culte de la peur et du sensationnel qui prime sur le devoir d’information, et a pour conséquence un « précautionnisme » frileux et un renoncement au droit de savoir. 

Cette dérive n’est pas de celles qu’on corrige à la marge : elle est profonde et grave, elle sape le fondement de notre civilisation et nous condamne à terme à subir l’avenir plutôt qu’à le construire. La première condition pour la combattre est d’en prendre conscience et de reconnaître sous les oripeaux du « relativisme » une véritable machine de guerre contre la science et le progrès. 

RÉFLEXIONS SUR LE DEVOIR DE MAUVAISE HUMEUR…

Il fait gros temps pour la science et la technique de nos jours. À l’espoir du XIXe siècle a succédé la méfiance. On raconte qu’une lettre envoyée du fin fond des provinces à Paris adressée « à l’homme qui fait des miracles » fut déposée sur le bureau de Pasteur à qui elle était en effet adressée. Le même Foucauld qui faisait se déplacer les foules au Panthéon pour voir le pendule osciller qui prouvait la rotation de la Terre tenait journellement dans la Revue des deux Mondes une colonne sur les avancées de la science. Quel contraste avec la maigreur et la discrétion de la couverture des événements scientifiques dans les journaux d’aujourd’hui qu’on qualifie de « sérieux » ! En parallèle, quel battage fait autour du moindre soupçon de danger associéauprogrès!Toutestbon – article, film, livre, interview – pour maximiser la résonance d’une étude sur les OGM avant même qu’elle soit passée par le filtre de l’évaluation par les pairs, évaluation qui fera part de réserves fortes sur la qualité méthodologique de ladite étude, alors que le mal médiatique sera déjà fait. 

Aujourd’hui, dans l’esprit du grand public, la physique c’est la bombe atomique, la chimie, la pollution ; et la biologie, les manipulations génétiques. Victimes de leurs succès, la science et la technique ont si bien réussi à améliorer la vie des hommes que leurs acquis sont considérés comme allant de soi. Il est ahurissant qu’on en soit revenu à ce point où il est du devoir des scientifiques, des ingénieurs, des formateurs de redire ce que nous devons à la science. Il faut rappeler que l’état de nature est, pour l’être humain mâle, de mourir à la chasse à trente ans et, pour la femelle, en couches à vingt-cinq. Seule la science nous a sortis de cette situation naturelle peu enviable… idéal d’un rousseauisme mal digéré. 

Brechet2
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Mais ce désamour pour la science s’accompagne de symptômes autrement plus inquiétants qui s’attaquent à la liberté de savoir. Nous voyons le « retour du Saint-Office »… Le principe de précaution a des allures de syllabus des erreurs de notre temps que n’aurait pas renié Pie X. Les comités de contrôle, de défiance se multiplient. Parallèlement, on constate une quasi-absence de réaction institutionnelle vis-à-vis de cette montée des dénis de rationalité, comme le créationnisme, quand ce n’est pas une complicitévia les génuflexions devant une lecture très particulière des sciences sociales. Qu’il s’agisse des OGM, des nanotechnologies, du nucléaire, des gaz de schiste, la crainte de « paraître raide », denepasêtre«àlamodedans les salons » conduit à une complicité objective avec ceux qui font leur miel des craintes apocalyptiques relayées par des médias en peine de sensationnel. Sous couvert de citoyenneté, on a vu récemment circuler, grimé comme un document de l’Assemblée nationale, un certain nombre de propositions visant à soumettre la recherche scientifique au jugement de « comités citoyens ». Ces textes pourraient donner en référence le mandement de l’archevêque de Paris requérant contre les jansénistes les billets de confession… On est à peu près à ce niveau de rationalité ! Remplacez l’évêque par l’élu local et la volonté divine par l’onction du suffrage universel, et les deux littératures, hélas, coïncident. Notez, et ce n’est pas un hasard, que cette littérature en appelle au peuple et non à sa représentation légitime, dénie la valeur d’institutions comme l’Office parlementaire d’étude des choix scientifiques et technologiques (OPECST ) et ses études fouillées sur les questions techniques, pour faire appel aux vertus du « jury citoyen » et de la « démocratie participative ». 

Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Désamour, censure, la situation s’est dégradée bien au-delà… Un relativisme obscurantiste fleurit et prospère… cela nous vaut le douteux honneur d’avoir vu Mme Teissier passer une thèse de sociologie en Sorbonne faisant l’apologie de l’astrologie. Mais qu’est-ce d’autre que le relativisme de Feyerabend ? Ce relativisme paresseux qu’une certaine intelligentsia a confondu avec la tolérance, vigoureusement et justement dénoncée par Sokal¹ et par le savoureux ouvrage de Bouveresse², se nourrit paradoxalement d’un vernis de vocabulaire scientifique. On voit, hélas trop souvent, les textes mêmes où la démarche scientifique est bafouée se parer des oripeaux du vocabulaire mathématique pour faire prendre leur obscure vacuité pour de la profondeur. La controverse a l’air tellement plus savante ainsi travestie ! Mais on voit aussi parallèlement, bien caractéristiques de l’esprit sectaire, se développer de récurrentes théories du complot : lobby du nucléaire, collusion des grandes firmes pharmaceutiques, complots des céréaliers. Je ne désespère pas d’apprendre que la loi de conservation de la quantité de mouvement qui empêche d’empiler les éoliennes au-delà d une certaine densité est une manipulation du lobby nucléaire… On peut, sans nier l’existence ni l’influence des groupes de pression, donner au scientifique le bénéfice du doute et la présomption d’innocence. Croyez-vous que nous touchions le fond ? Point donc ! C’est un véritable fanatisme antiscience que l’on voit se développer, complaisamment relayé par les médias. Les technologies, en ce qu’elles influent sur notre quotidien, en sont la première cible. Et, comme dans toute secte, les nouveaux convertis sont les plus fanatiques. On voit parfois des scientifiques militer dans ces officines. Comme Botticelli brûlant, par souci de pureté, ses tableaux aux injonctions d’un Savonarole, nous voyons dans ces mouvements des scientifiques, ou se revendiquant comme tels, emboîter le pas de groupes d’influence dont les méthodes rappellent, hélas, des moments pas si anciens de notre histoire européenne. Telle organisation, hostile aux nanotechnologies, débarque en foule au conseil municipal de Grenoble pour y vomir – ce n’est pas une figure de style – sur les élus. L’auteur d’un rapport remarquable sur les OGM³, traîné dans la boue par un journaliste inepte d’un journal prétendument sérieux, est menacé de mort par des fanatiques. Plus récemment, une organisation non gouvernementale crée un site, Facenukes, pour dénoncer le lobby nucléaire en mettant sur le réseau les noms et adresses de personnes qui avaient le malheur de lui déplaire… et en invitant à la délation pour clouer au pilori d’autres ! Très récemment, un livre d’un journaliste nous explique que nous allons tous mourir (ce qui est certes vrai…) et que la chimie en est la cause. 

Cet ouvrage inepte fait les choux gras d’un hebdomadaire de droite cette fois, sans doute navré d’avoir laissé passer l’occasion de se ridiculiser dans l’affaire des OGM qui avait été préemptée par un hebdomadaire de gauche… Preuve en tout état de cause que la sottise et le déni de la valeur de la science sont très également partagés. 

Que des adolescents en mal d’autonomie règlent leurs problèmes avec le papa qui travaille au CEA et la maman à STMicro-electronics en organisant des manifestations contre les nanotechnologies, s’aidant pour ce faire de téléphones portables et d’appareils numériques euxmêmes truffés de nanotechnologies, c’est simplement cocasse. Mais que les agissements d’intimidation de sectes antiscientifiques trouvent un écho dans une intelligentsia complaisante, digne héritière des « intellectuels intellophobes » qui se réjouissaient de la révolution culturelle, cela passe l’entendement. Il y a un devoir d’indignation, et non de sympathie, vis-à-vis de ces pratiques. 

Mais si l’indignation a le mérite d’éviter la collision des timorés avec les incompétents, et d’appeler un chat un chat, elle n’est pas pour autant une solution au problème. 

QUELQUES ÉLÉMENTS DE DIAGNOSTIC EXTERNE

On peut bien sûr attribuer ce panorama un peu sombre à l’histoire récente : la science paierait le prix du péché de Hiroshima. Ou peut-être que la présence simultanée de la crise économique profonde avec l’omniprésence de la science et de la technologie a fait prendre cette coexistence comme une relation de cause à effet.

Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

On peut aussi penser que la crise de confiance témoigne d’un changement profond de société : il serait alors le signe d’une société vieillissante qui n’a plus confiance dans son avenir. On peut spéculer que le rejet du progrès résulte à la fois de la dévalorisation d’une société consumériste et de la sacralisation de la nature. Si la création de richesse n’est plus une valeur (indépendamment de la façon de la distribuer) et que le respect de la nature soit érigé en exigence quasi religieuse, « comprendre pour comprendre » devient inutile et « comprendre pour faire » devient hérétique : ce double mouvement conduit au rejet du progrès scientifique et du progrès technique. 

On peut essayer de tracer des causes possibles sans invoquer une transformation aussi radicale. C’est ce dernier point de vue que nous prendrons comme hypothèse de travail, sans pour autant prétendre que les autres aspects sont inexistants. La méfiance vis-à-vis des apports de la science et de la technique n’est pas une nouveauté ; ce qui est nouveau est l’absence de confiance dans l’expertise, qui était la médiation classique de la science vers le public et les décideurs. Il nous semble que le statut de l’expertise dans une société saturée d’information est une des clés de lecture de la situation. Nous laissons ouverte la question de la poule et de l’œuf: quelle est la cause et quel est l’effet ? Nous vivons une crise de l’expertise. Elle dépasse largement le domaine des sciences et des techniques. Elle traduit l’illusion répandue de la connaissance offerte et non acquise. L’illustration de cette illusion est le développement de Wikipédia, où chacun s’improvise expert sur tout, où l’erreur est pardonnée puisque potentiellement corrigée aussi vite qu’émise… ce qui nous vaut un corpus statistiquement truffé de sottises à durées de vie diverses qui est en passe de remplacer la lecture critique des sources4. Cette crise de l’expertise se traduit par la confusion constante entre l’avis (instruit par une étude approfondie) et l’opinion (qui est une réaction instinctive et superficielle), par la paresseuse « pêche au Web » en guise de recherche d’information, par le droit revendiqué d’avoir un avis sur tout sans travailler sur rien, par l’illusion qu’il suffit d’être concerné pour être compétent. L’expertise de valorisante est devenue discriminante : chacun a le droit d’avoir et d’exprimer un avis sur le nucléaire, sauf les physiciens. Tout un chacun a un avis sur les OGM, et au besoin le traduit en arrachage de plants, et le seul avis qui ne mérite pas d’être écouté est celui des généticiens. La science n’est pas la seule victime, c’est la rationalité même qui est en cause : chaque citoyen a un avis sur un jugement qui a un poids en termes de crédibilité qui égale ou dépasse l’avis du magistrat en charge du dossier. On a beau dire que les personnes dont l’avis est amplifié par les médias ne connaissent ni les lois,

Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

ni la jurisprudence, ni le dossier précis, leur avis est mis en balance avec celui du magistrat. On se surprend à trouver partout un précurseur chez Oscar Wilde, qui assurait ne jamais lire un livre avant d’en écrire la critique, de crainte d’être biaisé ! Nous vivons une crise de l’information. Jean Rostand assurait que les médias ne rendaient pas les gens plus sots, mais la sottise plus sonore. On peut légitimement se demander pourquoi l’information scientifique qui est donnée au public est aussi pauvre. Certes les scientifiques sont souvent jargonnants, et souvent aussi assoient leur expertise et ce qu’ils croient être leur pouvoir sous une obscurité technique. Mais un exemple nous indique que le mal est plus profond. Le problème de la gestion des déchets nucléaires a donné lieu à un rapport absolument admirable, le rapport Bataille5. Christian Bataille est un député, nullement un scientifique, mais il s’est acquis à force de consulter, d’interroger des experts, une expertise unique dans le domaine. Le rapport qu’il a écrit sur le sujet, aucun scientifique ne l’aurait fait aussi bien : il est lisible par tous. Pourquoi un tel document a-t-il aussi peu d’audience ? Pourquoi n’est-ce pas M. Bataille que l’on interroge sur le nucléaire, mais Stéphane Lhomme ? Pourquoi n’est-ce pas Roland Doucé qu’on interroge sur les OGM, mais José Bové ? Pourquoi n’était-ce pas à Maurice Tubiana mais à J. Belhomme que les journalistes demandaient son avis sur le cancer ? Il n’y a certes pas toujours grand talent chez les scientifiques pour se faire entendre de leurs concitoyens, mais même quand le travail difficile de traduction a été effectué, par les groupes de travail de l’OPECST par exemple, il reste lettre morte. Est-ce une question de formation des journalistes ? Est-ce une idéologie implicite qui rend l’information aussi pauvre ou bien est-ce simplement la paresse intellectuelle ? Étant d’un naturel optimiste, je pense que la question est en partie aux mains des formateurs dans les écoles de journalisme : Comment leur apprendre à questionner une information technique et comment interagir avec les scientifiques ? Comment leur apprendre la différence fondamentale entre un témoignage et un raisonnement ? Il est sans doute du devoir de scientifiques citoyens de s’investir dans ces formations, comme dans les formations des décideurs politiques. Mais est-ce là qu’il faut faire porter l’effort ? N’est-ce pas directement sur les réseaux sociaux que se forme l’opinion ? Nous vivons une crise du positionnement de la science et de la technique par rapport à la culture. La science est devenue un métier, elle a cessé d’être comprise comme une part de la culture. Pas un intellectuel ne se vanterait de ne pas avoir lu Racine, mais combien de fois avons-nous entendu un petitmaître satisfait affirmer comme titre de gloire qu’il n’avait jamais rien compris aux maths (on a même vu un ministre de l’Éducation nationale presque fier de ne pas savoir faire une règle de trois…). Mais ce statut de la science comme composante essentielle de la culture, les scientifiques eux-mêmes l’ont oublié. La spécialisation aidant, combien de physiciens ont seulement entendu parler des périodes géologiques et des grandes extinctions ? Il est impératif que les scientifiques revendiquent a science non seulement comme un métier, mais aussi comme une culture, une culture qui a une place essentielle dans notre société. La communication sur les avancées et les problèmes de la science et de la technologie, donc l’information aux citoyens, qui est un droit incontestable en démocratie, n’est possible qu’à ce prix. Si les scientifiques ne prennent pas conscience de cela, s’ils ne font pas cet effort dans la façon même dont ils se forment, ils ne peuvent attendre que le grand public se réapproprie le raisonnement scientifique, et ce qu’on appelle le « débat populaire » ne sera jamais rien d’autre que la caisse de résonance de mouvements sectaires étrangers à toute forme de rationalité. 

CONCLUSIONS 

Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).
Gravure, Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

La question « technique et société » nous a amenés à tracer un panorama assez sombre de l’image projetée de la science et de la technique au niveau de l’opinion publique. Nous y avons diagnostiqué un déficit de confiance, une crise du positionnement, et un défaut d’information. 

Comme toutes les maladies graves des sociétés, le remède potentiel est dans l’éducation. Il faut revoir la formation des scientifiques en leur rappelant que la science est une composante de la culture. Il faut reprendre la formation des journalistes et les initier à la critique des textes scientifiques, et à distinguer un raisonnement scientifique d’un énoncé utilisant des termes scientifiques. Il faut reprendre la formation des décideurs politiques : savoir choisir ses experts est un talent précieux. 

La situation est grave. Si devoir de mauvaise humeur il y a, et parfois même exigence d’indignation, c’est que la situation des sciences et des techniques vis-à-vis de la société est critique. Peut-être sommes-nous dans la situation de cet empereur de Chine qui avait pouvoir de continuer à explorer le monde. Il a décidé qu’on en savait assez, a donné ordre de brûler tous les vaisseaux et de ne plus communiquer avec le reste du monde… et la Chine entra pour sept siècles en léthargie. Si nous n’y prenons pas garde, le mouvement réactionnaire qui rejette au fond les sciences et les techniques au nom d’une Terre naturelle dont chacun sait « qu’elle ne ment pas » pourrait bien brûler nos vaisseaux. Devant un tel danger, il n’est plus possible de se contenter de « mauvaise humeur », il faut prendre la défense de la démarche scientifique, de la liberté de chercher, de la dignité de comprendre, et revendiquer la démarche scientifique non pas comme l’apanage de quelques savants, mais comme un bien public au service de tous6

1. Alan Sokal, Pseudosciences et Postmodernisme, Odile Jacob, 2005.

2. Jacques Bouveresse, Prodiges et Vertiges de l’analogie, Raison d’agir, 1999.

3. Roland Douce, Les Plantes génétiquement modifiées, rapport de l’Académie des sciences no 13, Tec et Doc, 2002.

4. Pierre Gourdain, Florence O’Kelly, Béatrice Roman-Amat, Delphine Soulas, Tassili von Droste zu Hülshoff, La Révolution Wikipédia, Mille et une nuits, 2007.

5. Christian Bataille, rapport « La gestion des déchets nucléaires à haute activité », Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, 1990.

6. Maurice Tubiana, N’oublions pas demain, De Fallois, 2007.

8 réflexions sur “Du «devoir de mauvaise humeur» à la «défense du bien public», Yves Brechet*

  1. J’ai ete tres agreablement surpris que votre revue ait publie ce remarquable article d’Yves Brechet .Les principaux maux dont souffrent la science et la technologie dans notre monde sur-mediatise et ou l’incompetence fait des ravages, y sont superbement decrits .Je suis intervene deux ou trois fois dans des seminaires de la Fondation Gabriel Peri,mais je ne connaissais pas votre revue : cet article me donne envie de mieux connaitre celle-ci et je vais donc m’y abonner .

    pierre-rene BAUQUIS
    Ancien Directeur Strategie et Planification de TOTAL ,retraite depuis 12 annees et professeur d’economie energetique depuis cette date ( a titre totalement benevole ) en France et a l’etranger ( Russie, Chine ,etc..)..

  2. Je n’aurai qu’un mot: bravo. Je souscris entièrement à cette brillante analyse, en tant que scientifique et qu’enseignant. Par extraordinaire, j’ai présenté dans mon ouvrage libre et gratuit « éléments d’histoire des Sciences » une analyse très similaire, reprenant les mêmes exemples.
    Ajoutons que la conception « citoyenne » des sciences est également à l’oeuvre dans la conception des programmes scolaires, dont la dernière mouture, gangrenée par le développement durable et la vulgate écologique, laisse bien peu de place aux Sciences authentiques…
    C’est cette défiance envers les sciences, et la paupérisation intellectuelle érigée en vertu par l’éducation nationale, qui m’a conduit a présenter l’aventure scientifique comme une part inaliénable de la culture humaine en concevant des manuels scolaires libres et gratuits de sciences de la Vie et de la Terre.

    Tous les scientifiques, et les « honnête hommes », se doivent de réagir contre la situation ici si justement décrite ! Déjà bien trop nombreux sont ceux qui ont décidé d’éteindre les lumières.

  3. C’est intéressant comme point de vue, mais occulte un peu trop les réelles dérives de la science, notamment dès qu’elles sont dans les mains des industrielles. Hiroshima n’est quand même pas la seule catastrophe des 70 dernières années permises par les sciences. La disparition flagrante de la biodiversité est reconnue scientifiquement, de même que les conséquences que cela aura, et a été permise en partie par la science, et surtout la technique. Je ne la rejette pas en bloc, mais je comprend qu’on s’y oppose et qu’on « sacralise la nature », et l’explication est loin d’être seulement un problème d’éducation et d’accès à l’information.
    J’invite à lire « Petite éloge de l’incompétence » de Michel Claessens aux éditions Quae, qui expose le point de vue opposé, pourtant également rédigé par un scientifique. Comme pour ce texte, beaucoup est prendre avec des pincettes, même s’il s’efforce un peu plus de présenter les différents points de vue (en 150 pages il en a plus la possibilité).

  4. Bravo et merci pour cette remarquable synthèse des mécanismes qui entraînent un divorce croissant entre sciences « dures » (le mot lui-même en dit long…) et société.

    Il me semble toutefois qu’il faudrait insister plus sur le fait que le danger ne vient plus seulement de forces extérieures à la science (pressions politiques ou médiatiques), mais aussi de certains chercheurs, voire de certains instituts de recherche. C’est particulièrement flagrant dans le domaine de l’agronomie, où la grande majorité des travaux de recherche publique visent à évaluer et réduire les externalités négatives de l’agriculture. Ce rôle de la recherche publique est bien sûr nécessaire, pour servir de garde-fou contre les dérives potentielles de la R&D privée. Mais à force d’être systématique, il conduit à biaiser le débat public :
    – la recherche publique en agronomie ne porte plus depuis 30 ans que sur la réduction des impacts environnementaux de l’agriculture. A côté de la masse de ces travaux, certes nécessaires, les études sur les effets positifs d’une intensification écologique (effets économiques, mais même environnementaux, puisqu’une intensification raisonnée permet de limiter l’extension des terres agricoles aux dépens des espaces naturels) sont beaucoup moins nombreuses. De plus, la diffusion de ces travaux auprès du grand public est troublée par les controverses stériles (alimentées hélas par certains chercheurs) entre agriculture biologique et conventionnelle..
    – les travaux sur l’impact sanitaire des pesticides fourmillent d’études alarmistes d’une grande médiocrité méthodologique, qui passent entre les trous de plus en plus béants des comités de lecture des revues scientifiques. Ces études sont ensuite intégrées sans réexamen critique dans des expertises collectives (souvent rédigées par les mêmes auteurs), en oubliant au passage leurs contradictions, et toutes les réserves exprimées dans les publications initiales sur les facteurs de confusion potentiels. Elles deviennent ainsi les Tables de la Loi pour les décideurs politiques, et peuvent alors servir de base à des analyses coûts/bénéfices passablement acrobatiques (ou d’ailleurs les bénéfices sont généralement oubliés) : voir par exemple la très divertissante étude du CNRS sur l’impact sanitaire et économique des pesticides organo-chlorés :
    http://www.forumphyto.fr/2015/09/25/pesticides-qi-euros-les-calculs-acrobatiques-du-cnrs/

    Le « devoir de mauvaise humeur » que vous invoquez doit donc aussi s’exercer par rapport aux travaux scientifiques eux-mêmes. Cela suppose de bousculer un peu l’unanimité scientifique, et peut avoir à court terme des effets collatéraux sur la crédibilité des sciences dures dans le grand public. Mais à plus long terme, cela devient nécessaire pour rétablir la transparence et la qualité du débat scientifique sur les sujets controversés par le grand public. « Sciences et Pseudosciences », la revue de l’AFIS (http://www.pseudo-sciences.org/ )prépare pour son numéro de décembre un dossier sur les pesticides, qui rentre clairement dans cette démarche, et donnera des exemples précis des problèmes soulevés ci-dessus. En espérant avoir le plaisir de vous compter parmi nos lecteurs !
    Bien cordialement

    Philippe Stoop
    Directeur R&D d’iTK (www.itkweb.com)

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