Races et racisme, Axel Kahn*

Revenir aux fondements des idées racistes : mieux les comprendre pour mieux les combattre. Axel Kahn nous aide à poser un regard historique et scientifique sur le racisme.

*Axel Kahn est mĂ©decin, directeur de recherche Ă  l’INSERM, membre du ComitĂ© consultatif national d’éthique.

L’homme moderne semble avoir colonisĂ© peu Ă  peu la planĂšte Ă  partir d’un petit groupe qui a commencĂ© de quitter l’Afrique il y a moins d’une centaine de milliers d’annĂ©es. Ces hommes, Ă©tablis en diffĂ©rentes rĂ©gions du globe, ont parfois Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă  des populations autochtones antĂ©rieures (par exemple les nĂ©andertaliens en Europe). Localement, ils se sont, au cours du temps, plus ou moins diffĂ©renciĂ© les uns des autres, formant des groupes physiquement reconnaissables, des ethnies
 on devait dire, un jour, « des races ».

LES FONDEMENTS DU RACISME

KahnFig1
DĂ©cembre 1492, Christophe Colomb dĂ©barque Ă  Hispaniola (HaĂŻti). C’est le dĂ©but d’une catastrophe pour le continent amĂ©ricain, dont la population passera, en l’espace de 80 ans, de 80 millions d’habitants Ă  8 millions. (Gravure de ThĂ©odore de Bry, XVle siĂšcle.)

Race et racisme sont deux mots de mĂȘme origine. On appelle « race » l’ensemble des individus d’une mĂȘme espĂšce qui sont rĂ©unis par des caractĂšres communs hĂ©rĂ©ditaires. Le racisme est la thĂ©orie de la hiĂ©rarchie des races humaines, thĂ©orie qui Ă©tablit en gĂ©nĂ©ral la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server la puretĂ© d’une race supĂ©rieure de tout croisement, et qui conclut Ă  son droit de dominer les autres. Si on s’en tient Ă  ces dĂ©finitions, tout semble clair et facile. Puisque le racisme est dĂ©fini par les races, il suffit de dĂ©montrer que les races n’existent pas pour ĂŽter toute substance au racisme. Cependant, les choses sont loin d’ĂȘtre aussi simples. En effet, le racisme s’est structurĂ© en idĂ©ologie Ă  partir de la fin du XVIIIe siĂšcle, c’est-Ă -dire, pour paraphraser Georges Canguilhem, en une croyance lorgnant du cĂŽtĂ© d’une science pour s’en arroger le prestige. Le racisme possĂšde un fondement qui n’est pas issu des progrĂšs de la biologie. Tout dĂ©bute par des prĂ©jugĂ©s, et lorsque le racisme aura Ă©tĂ© dĂ©barrassĂ© de ses oripeaux scientifiques on peut craindre que ceux-ci ne persistent. Or ils sont autrement difficiles Ă  combattre.

Les races humaines n’existent pas, au sens que l’on donne au mot « race » lorsque l’on parle de races animales. Un Ă©pagneul breton et un berger allemand appartiennent, par exemple, Ă  deux races diffĂ©rentes qui obĂ©issent peu ou prou aux mĂȘmes caractĂ©ristiques, Ă  l’instar des variĂ©tĂ©s vĂ©gĂ©tales : distinction, homogĂ©nĂ©itĂ©, stabilitĂ©. En l’absence de croisement entre ces races, les similitudes intraraciales l’emportent de loin sur les ressemblances entre deux individus de races diffĂ©rentes. Rien de tout cela ne s’applique aux populations humaines. Ainsi, on constate du nord au sud une augmentation continue de la pigmentation cutanĂ©e : les peaux trĂšs blanches en Scandinavie foncent graduellement pour en arriver Ă  la couleur la plus sombre en zones Ă©quatoriales et subĂ©quatoriales.

Certains ont proposĂ© que la sĂ©lection des peaux claires dans les rĂ©gions les moins ensoleillĂ©es ait permis d’amĂ©liorer la synthĂšse cutanĂ©e de la vitamine D, facteur antirachitique essentiel, normalement stimulĂ©e par la lumiĂšre. À l’inverse, la richesse cutanĂ©e en mĂ©lanine a Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©e dans les pays soumis Ă  l’ardeur du soleil car elle protĂšge des brĂ»lures et des cancers cutanĂ©s.

CE QUI EST RACISTE ET CE QUI NE L’EST PAS

Un prĂ©jugĂ© raciste peut ĂȘtre dĂ©fini comme la tendance Ă  attribuer un ensemble de caractĂ©ristiques pĂ©joratives, transmises hĂ©rĂ©ditairement, Ă  un groupe d’individus. Des affirmations telles que « tous les Juifs sont avares, tous les Irlandais sont violents, tous les Corses sont paresseux » sont des exemples typiques d’affirmations racistes. En revanche, toute indication d’une diffĂ©rence physique, physiologique entre populations n’a Ă©videmment rien de raciste : dire que les SuĂ©dois sont plus grands que les PygmĂ©es ou que les Africains noirs pourraient avoir des dons particuliers pour la course Ă  pied sont des remarques dĂ©nuĂ©es de toute connotation nĂ©gative et qui reflĂštent la rĂ©elle diversitĂ© humaine. Il se trouve parfois dans la presse des discours irrĂ©flĂ©chis oĂč est taxĂ©e de raciste une Ă©tude notant que le chiffre normal des globules rouges et la durĂ©e de la grossesse sont lĂ©gĂšrement diffĂ©rents entre des populations d’origine africaine et, par exemple, europĂ©enne. Ces paramĂštres ne prĂ©jugeant en rien des capacitĂ©s les plus spĂ©cifiquement humaines, de l’ordre de la crĂ©ativitĂ© et de la dignitĂ©, leur Ă©tude ne peut d’aucune maniĂšre ĂȘtre diabolisĂ©e comme Ă©tant d’essence raciste.

HISTOIRE DU RACISME

Des discours racistes apparaissent dĂšs l’AntiquitĂ©, y compris chez Aristote. Ce dernier Ă©tablit des diffĂ©rences intrinsĂšques de comportement et de qualitĂ©s entre les peuples ; selon lui, les EuropĂ©ens sont courageux mais un peu sots, les Asiatiques trĂšs intelligents mais manquent de courage, et les HellĂšnes, placĂ©s gĂ©ographiquement au milieu, combinent les avantages des uns et des autres : ils sont intelligents et courageux. Le philosophe ajoute que les esclaves sont des « choses animĂ©es », et il introduit la notion d’esclaves par nature. Cependant, et lĂ  rĂ©side l’ambiguĂŻtĂ© qui empĂȘche de ranger dĂ©finitivement les Grecs dans le camp des protoracistes, les esclaves peuvent ĂȘtre affranchis
 et accĂšdent alors de plein droit Ă  l’humanitĂ©.

À Rome, le discours change. CicĂ©ron Ă©crit : « Il n’est de race qui, guidĂ©e par la raison, ne puisse parvenir Ă  la vertu. » Dans la foulĂ©e de l’impĂ©rialisme romain, les premiers siĂšcles de la chrĂ©tientĂ© sont exempts de racisme, car s’y trouvent combinĂ©s l’universalisme du messianisme chrĂ©tien s’exprimant dans la parole de saint Paul et le souvenir de l’Empire romain, creuset de peuples et d’ethnies diffĂ©rents.

KahnFig2
Manifestation en 1958 contre l’intĂ©gration d’Ă©lĂšves noirs dans une Ă©cole aux États-Unis

Dans l’Occident chrĂ©tien, le racisme rĂ©apparaĂźt et se dĂ©veloppe plusieurs siĂšcles avant l’apparition du concept scientifique de race, Ă  partir de l’an 1000, autour des cristallisations religieuses, l’anti-islamisme et, surtout, l’antijudaĂŻsme. Au XIIesiĂšcle, en pleine querelle des Investitures, Anaclet II, l’antipape Ă©lu, a un ancĂȘtre juif. La campagne virulente du camp romain contre cet antipape s’appuie sur ses origines « maudites » souillant tout son lignage. L’antijudaĂŻsme virulent de Saint Louis flirte avec l’antisĂ©mitisme. Dans l’Espagne chrĂ©tienne, c’est un antisĂ©mitisme cette fois structurĂ© qui se manifeste, puisque les juifs convertis sont interdits d’accĂšs aux fonctions publiques, au mĂ©tier des armes, etc. Il est dĂ©crĂ©tĂ© que ces individus doivent ĂȘtre Ă©cartĂ©s parce que l’infamie de leur pĂšre les accompagnera toujours. La notion d’hĂ©rĂ©ditĂ© d’une infĂ©rioritĂ©, d’un opprobre, qui constitue une base essentielle du racisme, est donc ici manifeste.

C’est dans ce contexte que prend place un Ă©pisode dĂ©cisif, souvent prĂ©sentĂ© comme un succĂšs de la civilisation alors qu’il s’agit d’un drame effroyable : la dĂ©couverte de l’AmĂ©rique par Christophe Colomb. À cette occasion s’accomplit l’un des premiers gĂ©nocides de l’histoire du monde. En 1492, Christophe Colomb dĂ©barque à  Hispaniola (HaĂŻti, Saint-Domingue), une Ăźle alors peuplĂ©e de 3 millions de TaĂŻnos. Trois ans aprĂšs, il ne reste dĂ©jĂ  plus que 1 million d’Indiens ; soixante ans aprĂšs, ils ne seront plus que 200, qui disparaĂźtront rapidement.

Tous les ingrĂ©dients du racisme tel qu’il s’est manifestĂ© depuis, y compris dans les univers concentrationnaires, sont ici rĂ©unis. Les Indiens sont parquĂ©s et mis au travail forcĂ©, les enfants sont tuĂ©s, les femmes enceintes sont Ă©ventrĂ©es. Dans cette misĂšre extrĂȘme, les femmes n’ont plus d’enfants, voire, pour Ă©chapper Ă  leur malheur, se suicident en masse.

À partir de 1519, d’ñpres dĂ©bats thĂ©ologiques opposent BartolomĂ© de Las Casas, qui est entre-temps devenu dominicain, Ă  diffĂ©rents autres ecclĂ©siastiques. La confrontation la plus connue est la controverse de Valladolid, en 1550, qui aboutit Ă  la conclusion, acquise de justesse, que les Indiens ne sont pas de nature diffĂ©rente des autres hommes. On continue malgrĂ© tout Ă  les massacrer, et l’AmĂ©rique, qui comptait 80 millions d’aborigĂšnes aux temps prĂ©colombiens, n’a plus que 8 millions d’habitants quatre vingts ans aprĂšs sa « dĂ©couverte » par Christophe Colomb. Par la suite, les Indiens ayant Ă©tĂ© massacrĂ©s et dĂ©cimĂ©s, se pose le problĂšme de la main d’Ɠuvre dans les colonies amĂ©ricaines. Cette question devient cruciale lorsque s’y dĂ©veloppe la culture de la canne Ă  sucre, conduisant le Portugal, puis la France et l’Angleterre, Ă  dĂ©velopper le commerce trilatĂ©ral et la traite des Noirs.

Depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siĂšcle, entre la naissance de l’antisĂ©mitisme chrĂ©tien, la conquĂȘte de l’AmĂ©rique et la traite des esclaves noirs, ce sont donc tous les ingrĂ©dients du racisme qui se mettent en place, tous ses crimes qui commencent d’ĂȘtre perpĂ©trĂ©s.

L’IDÉOLOGIE RACISTE

Le concept scientifique de race n’apparaĂźt qu’au XVIIIe siĂšcle. Il est perceptible sous la plume de Carl von LinnĂ©, dont la classification systĂ©matique des ĂȘtres vivants s’étend aux hommes rangĂ©s en cinq catĂ©gories
 qui deviendront des races : les «monstrueux » (c’est-Ă -dire les personnes atteintes de malformation, que LinnĂ© assimile Ă  une race Ă  part entiĂšre), les Africains, les EuropĂ©ens, les AmĂ©ricains et les Asiatiques. À chacune de ces catĂ©gories il attribue des caractĂ©ristiques et des qualitĂ©s comportementales, les plus flatteuses Ă©tant naturellement rĂ©servĂ©es aux EuropĂ©ens.

Avant le XVIIIe siĂšcle, le mot « race» est surtout utilisĂ© dans le sens de lignage aristocratique : on parle d’enfants de bonne race, de bon lignage
 un peu comme de chevaux de bonne race.

C’est Ă  partir de la fin du XVIIIe siĂšcle, et surtout au XIXe, que l’on assiste Ă  la structuration des prĂ©jugĂ©s protoracistes en idĂ©ologie par agrĂ©gation successive des progrĂšs scientifiques, principalement la thĂ©orie de l’évolution. C’est Ă  cette mĂȘme Ă©poque qu’apparaissent les deux grandes thĂšses opposĂ©es sur l’origine de l’homme : produit de l’évolution ou crĂ©ature, est-il apparu une fois – les hommes actuels Ă©tant tous les descendants de cet ancĂȘtre (monogĂ©nisme) – ou plusieurs fois de façons sĂ©parĂ©es et indĂ©pendantes – les diffĂ©rents groupes ethniques ayant alors des ancĂȘtres diffĂ©rents (polygĂ©nisme) ? Naturellement, c’est cette derniĂšre hypothĂšse que privilĂ©gient les doctrinaires du racisme. Le polygĂ©nisme sera la thĂšse privilĂ©giĂ©e par les crĂ©ationnistes esclavagistes amĂ©ricains jusqu’à la fin du XIXe siĂšcle.KahnFig3

Le mĂ©canisme de la sĂ©lection naturelle comme moteur de l’évolution, proposĂ© par Charles Darwin, et surtout la lecture qu’en fait le philosophe anglais Herbert Spencer, contemporain de Darwin, puis l’Allemand Ernst Haeckel vont modifier en profondeur la forme de l’idĂ©ologie raciste. En effet, le mĂ©canisme de l’évolution, la lutte pour la vie pour Darwin, devient, sous l’influence de Spencer, la survivance du plus apte. AppliquĂ©e aux civilisations, cette notion peut constituer une justification a posteriori de la domination des vainqueurs, qui sont bien entendu les plus aptes, puisqu’ils l’ont emportĂ©. Un tel raisonnement tautologique s’est rĂ©vĂ©lĂ© d’une redoutable efficacité à l’appui des thĂšses racistes. À vrai dire, il serait profondĂ©ment injuste de faire porter Ă  Charles Darwin, un des plus grands scientifiques qui ait jamais existĂ©, la responsabilitĂ© personnelle des dĂ©rives idĂ©ologiques dont ses travaux ont fait l’objet et ont Ă©tĂ© victimes, car il a toujours rĂ©cusĂ© l’interprĂ©tation eugĂ©niste et sociale des mĂ©canismes de l’évolution qu’il avait mis au jour.

Les lois de la gĂ©nĂ©tique, c’est Ă  dire les rĂšgles gouvernant la transmission des caractĂšres hĂ©rĂ©ditaires, Ă©noncĂ©es initialement par le moine Gregor Mendel en 1865, redĂ©couvertes au dĂ©but du XXe siĂšcle par des botanistes europĂ©ens et dĂ©veloppĂ©es par l’États-Unien Thomas H. Morgan, auront alors une influence considĂ©rable sur la biologie et, plus gĂ©nĂ©ralement, sur l’évolution sociale et politique des pays. On assiste en effet Ă  la tragique synthĂšse entre le racisme, thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races ; le dĂ©terminisme gĂ©nĂ©tique, qui considĂšre que les gĂšnes gouvernent toutes les qualitĂ©s des ĂȘtres, notamment les qualitĂ©s morales et les capacitĂ©s mentales des hommes; et l’eugĂ©nisme, qui se fixe pour but l’amĂ©lioration des lignages humains. Sous l’influence de la gĂ©nĂ©tique, le dessein eugĂ©nique devient l’amĂ©lioration gĂ©nĂ©tique de l’homme, la sĂ©lection des bons gĂšnes et l’élimination des mauvais gĂšnes qui gouvernent l’essence des personnes et des races. L’Allemagne nazie poussera cette logique jusqu’à l’élimination des races « infĂ©rieures », censĂ©es porter et dissĂ©miner de mauvais gĂšnes.

LES RACISTES ET LE QUOTIENT INTELLECTUEL

Les prĂ©jugĂ©s racistes sont loin d’avoir disparu aprĂšs le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. La conviction que le quotient intellectuel moyen est diffĂ©rent selon les ethnies Ă©tait alors partagĂ©e par une grande majoritĂ© des Ă©lites scientifiques, du Français Paul Broca aux anthropologues Ă©tats-uniens consultĂ©s pour l’élaboration de l’Immigration Restriction Act de 1924, qui limitait sĂ©vĂšrement l’entrĂ©e aux États-Unis des ressortissants issus de pays oĂč, selon les psychomĂ©triciens consultĂ©s, sĂ©vissait la dĂ©bilitĂ©. Plus prĂšs de nous, les sociologues Charles Murray et Richard J. Herrenstein en 1994, puis encore Bruce Lahn et ses collĂšgues en 2005, enfourchent la mĂȘme monture idĂ©ologique. En fait, un examen soigneux de tous ces travaux, mĂȘme les plus rĂ©cents, en dĂ©montre la faiblesse et les erreurs, parfois grossiĂšres, Ă  l’évidence motivĂ©s par des prĂ©supposĂ©s idĂ©ologiques.

GÉNOMES ET RACISME

C’est en 2001 que fut publiĂ©e la premiĂšre sĂ©quence presque complĂšte du gĂ©nome humain, trĂšs affinĂ©e depuis. Les humains possĂšdent environ 22000 gĂšnes qui ne diffĂ©rent que trĂšs peu d’une personne Ă  l’autre. L’alphabet gĂ©nĂ©tique est composĂ© de quatre lettres : A, C, G et T, disposĂ©es en un long enchaĂźnement de 3,2 milliards de signes hĂ©ritĂ©s de chacun de nos parents. Or cet enchaĂźnement ne varie qu’une fois sur dix mille entre des hommes ou des femmes issus d’Afrique, d’Asie ou d’Europe.

La trĂšs grande ressemblance entre les gĂ©nomes de personnes issues d’ethnies diffĂ©rentes, originaires de rĂ©gions Ă©loignĂ©es les unes des autres de plusieurs milliers de kilomĂštres, a semblĂ© rassurante : c’est lĂ  la preuve, a-t-on affirmĂ© alors, que les races n’existent pas et que le racisme n’a donc plus aucune justification possible, qu’il est appelĂ©, espĂšre-t-on, Ă  disparaĂźtre bientĂŽt. HĂ©las, je crains qu’on ne soit allĂ© bien vite en besogne, par ignorance ou sous l’influence de prĂ©supposĂ©s idĂ©ologiques. En fait, il faut revenir au mode d’action des gĂšnes, c’est-Ă -dire au mĂ©canisme par lequel ils influencent les propriĂ©tĂ©s des ĂȘtres vivants, qui est combinatoire, Ă  la maniĂšre dont c’est la combinaison des mots qui donne sens Ă  la phrase ou au texte. Or ce n’est pas le nombre de mots utilisĂ©s qui fait la qualitĂ© littĂ©raire d’un texte, de mĂȘme que ce n’est pas le nombre de gĂšnes qui explique l’étendue des potentialitĂ©s humaines. C’est Ă  dessein que j’utilise ici le terme de « potentialitĂ© », car la combinaison des gĂšnes ne gouverne que la possibilitĂ© pour une personne d’ĂȘtre Ă©duquĂ©e au contact d’une communautĂ© de semblables.

IsolĂ©, Ă©levĂ© par des animaux, le petit d’homme Ă©voluera vers ces enfants sauvages dont de nombreux exemples ont Ă©tĂ© dĂ©crits dans l’histoire, incapables d’atteindre les capacitĂ©s mentales caractĂ©ristiques de l’espĂšce humaine.

L’effet combinatoire des gĂšnes explique que de petites diffĂ©rences gĂ©nĂ©tiques puissent avoir de considĂ©rables consĂ©quences sur les ĂȘtres, comme en tĂ©moignent les aspects et capacitĂ©s bien distincts des hommes et des chimpanzĂ©s, dont les gĂšnes sont pourtant Ă  98,4 % identiques. C’est pourquoi aussi la grande homogĂ©nĂ©itĂ© gĂ©nĂ©tique des hommes du monde entier, confirmĂ©e par l’étude du gĂ©nome, n’est pas suffisante pour conjurer la menace d’un dĂ©voiement raciste de la biologie, pour deux ordres de raisons : les maladies avec retard mental tĂ©moignent que la mutation d’une seule des plus de trois milliards de lettres de l’alphabet gĂ©nĂ©tique suffit Ă  altĂ©rer les fonctions cognitives ; de trĂšs lĂ©gĂšres diffĂ©rences dans le gĂ©nome des personnes pourraient de la sorte avoir chez elles d’importantes consĂ©quences. D’autre part, l’affirmation que le racisme est illĂ©gitime parce que, sur le plan biologique, et en particulier gĂ©nĂ©tique, les races n’existent pas revient Ă  admettre que si les sĂ©quences gĂ©nĂ©tiques diffĂ©raient statistiquement entre les ethnies le racisme serait peut-ĂȘtre recevable. Or, bien sĂ»r, puisqu’on peut distinguer les gens en fonction de leurs caractĂ©ristiques physiques – couleur de la peau, aspect de la chevelure, etc. –, on le peut aussi Ă  partir de l’ADN qui code toutes ces caractĂ©ristiques. LĂ  ne rĂ©side, en fait, ni l’origine du racisme ni la justification de l’antiracisme.

LE RACISME PEUT SE PASSER DES RACES

Lorsque l’on aura expliquĂ© Ă  des gens habitĂ©s par des prĂ©jugĂ©s racistes que les races humaines n’existent pas au sens oĂč l’on parle de races animales distinctes, peut-ĂȘtre seront-ils impressionnĂ©s et convaincus. Pourtant,  cette dĂ©monstration risque bien d’ĂȘtre insuffisante, car dĂ©connectĂ©e du vĂ©cu des gens ordinaires qui, eux, n’ont pas de difficultĂ© Ă  reconnaĂźtre, dans la rue, des Jaunes, des Blancs, des Noirs, des MĂ©diterranĂ©ens bruns et des Scandinaves blonds. Par ailleurs, la rĂ©futation scientifique de la rĂ©alitĂ© des races ne prend pas en compte les trĂšs frĂ©quentes racines socioĂ©conomiques d’un racisme qui est souvent le reflet du mal-ĂȘtre et du mal vivre, par exemple au sein des populations dĂ©favorisĂ©es de grandes villes.

Paradoxalement, il n’y a que peu de rapports entre la rĂ©alitĂ© des races et celle du racisme.

KahnFig4
Reconnaßtre des différences physiques entre individus, voire entre groupes humains, et des potentialités plus ou moins développées, comme dans le sport, ne préjuge en rien de ce qui est purement humain : la créativité, le droit à la dignité.

Chacun peut en effet observer que les pires excĂšs racistes s’accommodent fort bien de la non existence des races humaines. En ex-Yougoslavie, les plus effroyables comportements de type raciste ont opposĂ© les Slaves du Sud, les uns convertis au catholicisme (les Croates), les autres Ă  l’islam (les Bosniaques), et les derniers Ă  la religion orthodoxe (les Serbes).

Dans le discours des racistes modernes, ce ne sont souvent plus les races qui sont dĂ©clarĂ©es incompatibles ou inĂ©gales, ce sont les coutumes, les croyances et les civilisations. C’est un choc des cultures. Ce qui est rejetĂ©, ce n’est plus tellement l’homme noir, blanc ou jaune, ce sont ses prĂ©parations culinaires, ses odeurs, ses cultes, ses sonoritĂ©s, ses habitudes.

Souvent, la montĂ©e en puissance de l’uniformisation culturelle et l’imposition des standards occidentaux accompagnant la mondialisation Ă©conomique entraĂźnent, en rĂ©action, une tendance au repli communautaire. Il s’agit lĂ  d’un rĂ©flexe de protection contre une civilisation opulente et dominatrice dont on ressent la double menace, celle de l’exclusion et de la dĂ©possession de ses racines.

Or il y a dans cette forme de communautarisme exclusif une tendance qui m’apparaĂźt non humaine. Ce qui caractĂ©rise, en effet, les civilisations et leur Ă©volution, ce sont les Ă©changes culturels et les emprunts qui, Ă  l’opposĂ© de l’uniformisation imposĂ©e par une culture dominante, crĂ©ent de la diversitĂ© et ouvrent de nouveaux espaces au dĂ©veloppement de l’esprit humain. Les PhĂ©niciens subissent l’influence des Hittites, des Assyriens, des Babyloniens, qui Ă©changent avec l’Égypte, avec la GrĂšce. Les Étrusques, nourris des arts et techniques grecs et phĂ©niciens, sont Ă  l’origine de la culture romaine. Plus prĂšs de nous, la musique des esclaves noirs des États-Unis sera Ă  l’origine du jazz et d’autres courants majeurs de la musique moderne, l’« art nĂšgre » fĂ©condera la peinture et les arts plastiques occidentaux, et les conduira en particulier au cubisme. Le progrĂšs des sociĂ©tĂ©s humaines est toujours passĂ© par le mĂ©tissage culturel.

À l’inverse, les races animales n’échangent guĂšre leurs habitudes, elles conservent leurs particularitĂ©s Ă©thologiques qui n’évoluent, pour l’essentiel, que sous l’effet de variations gĂ©nĂ©tiques et Ă©cologiques. La diversitĂ© humaine n’est donc facteur d’enrichissement mutuel que si elle est associĂ©e Ă  l’échange. L’uniformitĂ© a le mĂȘme effet que le repli sur soi : dans les deux cas, le dialogue est stĂ©rilisĂ© et la civilisation dĂ©pĂ©rit.

UN ENGAGEMENT ANTIRACISTE

Au total, la biologie et la gĂ©nĂ©tique modernes ne confirment en rien les prĂ©jugĂ©s racistes, et il est certainement de la responsabilitĂ© des scientifiques de rĂ©futer les thĂšses biologisantes encore trop souvent appelĂ©es Ă  leur rescousse. Cela est relativement aisĂ©, mais Ă  l’évidence insuffisant, tant il apparaĂźt que le racisme n’a pas besoin de la rĂ©alitĂ© biologique des races pour sĂ©vir.

À l’inverse, ce serait un contresens de vouloir fonder l’engagement antiraciste sur la science. Il n’existe en effet pas de dĂ©finition scientifique de la dignitĂ© humaine, il s’agit lĂ  d’un concept philosophique. Aussi le combat antiraciste, en faveur de la reconnaissance de l’égale dignitĂ© de tous les hommes, au-delĂ  de leur diversitĂ©, est-il avant tout de nature morale, reflet d’une conviction profonde qui n’est Ă©videmment en rien l’apanage exclusif du scientifique.


Depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siĂšcle, entre la naissance de l’antisĂ©mitisme chrĂ©tien, la conquĂȘte de l’AmĂ©rique et la traite des esclaves noirs, ce sont donc tous les ingrĂ©dients du racisme qui se mettent en place, tous ses crimes qui commencent d’ĂȘtre perpĂ©trĂ©s.


Le racisme s’est structurĂ© en idĂ©ologie Ă  partir de la fin du XVIIIe siĂšcle, en une croyance lorgnant du cĂŽtĂ© d’une science pour s’en arroger le prestige. Le racisme possĂšde un fondement qui n’est pas issu des progrĂšs de la biologie.


Un prĂ©jugĂ© raciste peut ĂȘtre dĂ©fini comme la tendance Ă  attribuer un ensemble de caractĂ©ristiques pĂ©joratives, transmises hĂ©rĂ©ditairement, Ă  un groupe d’individus, telles que « tous les Juifs sont avares ». En revanche, toute indication d’une diffĂ©rence physique, physiologique entre populations n’a Ă©videmment rien de raciste.


Au dĂ©but du XXe siĂšcle, on assiste en effet Ă  la tragique synthĂšse entre le racisme, thĂ©orie de l’inĂ©galitĂ© des races ; le dĂ©terminisme gĂ©nĂ©tique, qui considĂšre que les gĂšnes gouvernent toutes les qualitĂ©s des ĂȘtres, notamment les qualitĂ©s morales et les capacitĂ©s mentales des hommes ; et l’eugĂ©nisme, qui se fixe pour but  l’amĂ©lioration des lignages humains.


La rĂ©futation scientifique de la rĂ©alitĂ© des races ne prend pas en compte les trĂšs frĂ©quentes racines socio-Ă©conomiques d’un racisme qui est souvent le reflet du mal-ĂȘtre et du mal vivre, par exemple au sein des populations dĂ©favorisĂ©es de grandes villes. Paradoxalement, il n’y a que peu de rapports entre la rĂ©alitĂ© des races et celle du racisme.

Une réflexion sur “Races et racisme, Axel Kahn*

  1. Ayant passĂ© ma carriĂšre a Ă©tablir des « structurations gĂ©nĂ©tiques » sur plusieurs espĂšces j’aurais une proposition Ă  vous faire: Pourquoi ne pas faire un ouvrage et des confĂ©rences (uniquement sur des caractĂšres scientifiques) sur « la richesse de la variabilitĂ© gĂ©nĂ©tique » et ce qu’elle apporte Ă  la nature ou un ouvrage pour les nuls « La variabilitĂ© gĂ©nĂ©tique pour les nuls ». De cette façon on pourrait parler positivement de pas mal de sujets uniquement sur le plan scientifique Ă©voquĂ© dans cet article. Je suis entiĂšrement d’accord avec votre point de vue idĂ©ologique, mais pas tout Ă  fait avec la façon dont vous prĂ©sentez la partie scientifique, tout en comprenant votre position. TrĂšs amicalement M. Tersac.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.