*Jean-Pierre Boinon est économiste, professeur émérite d’économie agricole à Agrosup Dijon.
DU BESOIN D’AUTOSUFFISANCE AUX EXCÉDENTS ENCOMBRANTS
Dans un contexte de guerre froide et de fin de l’empire colonial français, pour assurer durablement la sécurité alimentaire de l’Europe de l’Ouest et encourager la production agricole, le traité de Rome de 1957 jette les bases d’une PAC qui favorise l’augmentation de la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique et qui garantisse des prix raisonnables pour le producteur comme pour le consommateur. La PAC repose ainsi sur trois principes :
– la liberté complète des échanges entre États membres (prix unique européen, réglementation unique) ; – la préférence communautaire, qui donne la priorité à la production domestique par rapport aux biens importés avec la mise en place de tarifs douaniers communs ;
– la solidarité financière, selon laquelle les dépenses induites par la PAC sont assurées par le budget communautaire et non pas par le budget de chaque État membre.

La Communauté finance l’effort de production des agriculteurs en garantissant les prix et les débouchés, ce qui favorise l’investissement en agriculture et l’augmentation de la production. Pour chaque catégorie de produits est fixé un prix d’intervention auquel la puissance publique s’engage à acheter toutes les quantités offertes du produit. Pour empêcher la concurrence des produits étrangers, un prix de seuil est fixé. C’est un prix minimum en dessous duquel les importations en provenance des pays tiers ne peuvent entrer sur le marché communautaire. Ce prix de seuil est supérieur aux prix d’intervention.
Si, à l’aube de la décennie 1970, le bilan de la PAC apparaît satisfaisant, celle-ci n’est pas exempte de contradictions. Le développement de la production nécessite de trouver de nouveaux débouchés extérieurs à des prix inférieurs à ceux du marché intérieur européen. Les excédents dans plusieurs secteurs (lait, vin, céréales, viande bovine) pèsent de plus en plus lourd dans le budget communautaire (frais de stockage ou de destruction, subventions aux exportations). La solution proposée par les libéraux de la Commission européenne est une baisse des prix garantis, une accélération de l’insertion de l’agriculture dans une logique de compétitivité en même temps qu’une forte diminution de la population active agricole.
1984 : LES NÉGOCIATIONS INTERNATIONALES CONTRE LA PAC
À partir de 1984, les questions agricoles sont à l’ordre du jour des négociations internationales visant à réduire les barrières douanières qui faisaient obstacle au développement du commerce mondial. Les États-Unis demandent une réforme profonde du mécanisme européen de protection de l’agriculture communautaire. Dans le cadre de ces négociations, l’Union européenne propose en 1992 une réforme de la PAC, qui se traduit par une baisse des prix d’intervention, une réduction des surfaces en production et des compensations de revenus aux agriculteurs. L’accord agricole de l’Uruguay Round de décembre 1993 est un compromis permettant de débloquer la situation et ouvrant la voie à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La principale concession européenne est la suppression des prix de seuil et leur remplacement par des droits de douane fixes, qui sont réduits de 36 %. Les seuls soutiens à l’agriculture tolérés sont ceux qui n’affectent ni le fonctionnement des marchés ni la détermination des prix, et ils doivent être justifiés par les contributions non marchandes positives de l’activité agricole.
2003 : INSTAURATION DU DÉCOUPLAGE DES AIDES À LA PRODUCTION

Avec pour objectif de libéraliser complètement le commerce mondial de produits agricoles, en 2003 une réforme en profondeur de la PAC introduit le découplage des aides de la production : il n’est pas nécessaire de produire pour obtenir les aides. Cette réforme, d’inspiration libérale, laisse une grande liberté aux États membres dans ses modalités d’application.
Certains pays, comme le RoyaumeUni et l’Allemagne, ont opté pour un découplage total des aides, avec des paiements uniformes par hectare et un renforcement des transferts favorisant les fonctions environnementales de l’agriculture et le développement des zones rurales ; d’autres, comme la France, l’Espagne ou le Portugal, ont choisi au contraire de réduire au minimum les changements pour limiter les effets en matière de réorientation des productions (maintien du couplage des paiements à la production) ou de redistribution des aides (références historiques). Les négociations à l’OMC sont marquées par le poids grandissant des pays émergents, notamment ceux qui sont exportateurs de produits agricoles, qui contestent les politiques protectionnistes des ÉtatsUnis et de l’Union européenne. Si la conférence de Hong Kong en décembre 2005 admet la suppression totale des subventions aux exportations agricoles à l’échéance 2013, aucun compromis n’a pu être réalisé sur la réduction des droits de douane et des quotas d’importation, malgré d’importantes concessions faites en 2008 par le négociateur européen, le Britannique Peter Mendelson.
LE BOOMERANG DES CRISES ALIMENTAIRES ET DE L’ENVIRONNEMENT
Dans le contexte de blocage des négociations agricoles à l’OMC, de volatilité accrue des prix mondiaux des produits agricoles, ayant conduit en 2008 à des émeutes de la faim, et pour prendre en compte l’élargissement de l’Union européenne aux pays de l’Europe centrale et orientale (PECO), le commissaire européen à l’agriculture, le Roumain Dacian Ciolos, propose une réforme de la PAC pour la période 2013-2020.
Alle a pour objectif d’insérer durablement l’agriculture européenne dans les échanges internationaux. L’approvisionnement en produits alimentaires sur le marché mondial au prix le plus bas est définitivement acté. La question de la volatilité des prix agricoles est réglée par « un soutien renforcé en faveur des instruments d’assurance ». Aussi, la gestion des marchés agricoles sur laquelle reposait tout l’édifice de la PAC construite en 1962 est réduite à un simple filet de sécurité. La notion de « compétitivité durable » qu’emploie le commissaire traduit la contradiction qu’il y a à vouloir insérer l’agriculture dans une logique de régulation internationale par le marché, sous les auspices de l’OMC, et en même temps de vouloir assurer la sécurité alimentaire à long terme des Européens avec de petits producteurs contribuant aux équilibres territoriaux et environnementaux. Les propositions législatives qui résultent de ces orientations sont réduites à un cadre de distribution d’une enveloppe budgétaire (40 % du budget européen), sans aucune garantie sur sa pérennité. Ces aides doivent être mieux réparties entre pays membres et entre agriculteurs (20 % des agriculteurs européens se partagent 80 % des aides), encourager des pratiques agricoles bénéfiques pour le climat et l’environnement et favoriser l’installation de jeunes agriculteurs. Pour les plus libéraux, cette réforme entrave la compétitivité des agriculteurs européens sur le marché mondial.
Au Parlement européen, le groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE) propose quant à lui des amendements qui vont dans le sens d’une politique agricole plus juste : plafonnement significatif des aides ; convergence rapide et obligatoire des soutiens ; aide complémentaire aux petites fermes qui fournissent le plus d’emplois ; couplage maximum aux productions fragilisées, dont l’élevage ; obligation de rotations incluant des légumineuses ; soutien renforcé au développement rural, en excluant les subventions aux systèmes d’assurance privée. Ces amendements sont rejetés par la majorité de droite.
QUI PROFITE DE LA RÉFORME DE LA PAC?
Le règlement finalisant la réforme de la PAC pour l’après-2013 ne prévoit que de faibles contraintes pour bénéficier des aides environnementales (seuls 5 % des terres arables en surfaces d’intérêt écologique). La proposition de plafonnement des aides est abandonnée, et la réduction des aides aux plus gros agriculteurs ne devra pas diminuer leurs primes de plus de 30 %. Le budget de la PAC est réduit de 11,3 % sur la période 2014-2020 par rapport à la période 2007-2013.
Le développement rural, qui permet de financer des actions environnementales et de développement économique des territoires ruraux, a été sacrifié sur l’autel des négociations budgétaires. Il continuera donc à ne représenter que 1/9 de l’enveloppe totale reçue par la France. L’application des quelques mesures positives qui ressortent de ce compromis (surprime aux premiers hectares, aides aux petits agriculteurs ou aux jeunes agriculteurs, définition de l’agriculteur actif à qui les aides sont réservées) est laissée à l’initiative des États membres. La France ne consacrera que 20 % de l’enveloppe nationale (au lieu des 30 % que proposait le règlement européen) à la surprime permettant d’augmenter les aides aux petits agriculteurs, et ne la mettra que progressivement en application.
REPENSER LA PAC
La PAC devrait d’abord répondre à la satisfaction des besoins alimentaires de la population, en assurant la souveraineté alimentaire des Européens tout en préservant les agricultures fragilisées des pays du Sud. Or les prix des produits agricoles soumis aux variations spéculatives des marchés mondiaux, entraînent la disparition massive d’exploitations et d’emplois sur les territoires, au profit de l’agrandissement et de la capitalisation.
Les députés GUE au Parlement européen se battent pour le renforcement des mécanismes de régulation des marchés agricoles, pour une vraie politique agricole et alimentaire qui mette l’Union européenne à l’abri des fluctuations spéculatives sur le marché mondial, qui garantisse le revenu et l’outil de travail des petits paysans et qui favorise la transition vers une agriculture moins productiviste et plus respectueuse de l’environnement.