Vive la pêche artisanale !, Charles-François Boudouresque*

Le secteur de la pêche revêt un triple enjeu : économique, écologique et culturel. L’éclairage des écologues sur les limitations les avantages et inconvénients des différentes formes de pêche, industrielle, artisanales et de loisirs, est incontournable.

La pêche en mer se pratique sous des formes très variées. Il y a tout d’abord la pêche industrielle ; elle recouvre une large gamme d’activités, depuis le bateau-usine géant (le mal absolu), jusqu’au chalutier qui racle les fonds et peut les détruire et les stériliser, par exemple quand il s’agit d’herbiers de posidonies.

Il y a ensuite la pêche artisanale; elle est pratiquée par de petits bateaux (généralement moins de 10 m de longueur), avec un ou deux pêcheurs à bord, lors des sorties qui excèdent rarement la journée, et donc à faible distance du port d’attache, et utilise principalement des filets.

Il y a aussi la pêche de loisir ; elle se présente sous trois formes principales : la chasse sous-marine au fusil-harpon, la pêche à la ligne depuis la côte ou une petite embarcation et la pêche au gros depuis un bateau plus important, souvent plus au large; le poisson pêché est destiné à la consommation personnelle.

Enfin, il y a le braconnage: de faux amateurs vendent au black le poisson pêché, et ce grâce à la complaisance de certains restaurateurs, et parfois des autorités: ils font une concurrence déloyale aux pêcheurs artisanaux.

IL Y A PÊCHE ET PÊCHE

Il existe une grande différence entre la pêche de loisir et les autres formes de pêche. La pêche professionnelle, qu’elle soit industrielle ou artisanale, doit dégager un bénéfice. Si le stock est surexploité, et donc si la pêche n’est plus rentable, elle s’autorégule, c’est-à-dire que l’effort de pêche diminue.

Cela dit, les colossales – et choquantes – subventions à la pêche industrielle faussent non seulement les règles économiques, mais aussi les « règles du jeu » écologiques : la pêche industrielle peut ainsi aller jusqu’à détruire la ressource. La pêche industrielle n’est donc pas durable. Contrairement à la pêche professionnelle, théoriquement limitée par la rentabilité, la pêche de loisir ne dépend pas de l’importance des prises.

Le pêcheur de loisir est soit en week-end, soit en vacances, ou encore à la retraite. Il a tout son temps. Son plaisir, pas plus que son alimentation, ne dépend pas de l’importance de ses prises. Il peut revenir bredouille et être parfaitement heureux, pourvu qu’il fasse beau et que le rosé soit frais. Son activité n’est donc pas autolimitée : s’il ne restait qu’un seul poisson en Médi- terranée (hypothèse bien sûr fictive), il y aurait encore des millions d’hameçons pour tenter de le capturer (fig. 1). Comme la pêche industrielle, la pêche de loisir n’est donc pas durable.

n15-Boudouresque Peche artisanaleFigure 1. La pêche de loisir ne s’autorégule pas : s’il ne restait qu’un seul poisson en Méditerranée (hypothèse biensûr fictive), il y aurait 50 millions d’hameçons pour tenter de le capturer. (Dessin original,Ch.-Fr. Boudouresque.)

PÊCHEURS DE LOISIR: MERCI POUR VOTRE COMPRÉHENSION!

Intuitivement, les prises de la pêche de loisir passent pour négligeables. Que pèsent les quelques girelles et roucaous capturés au soir d’une journée de pêche dont l’essentiel était le farniente et la fraîcheur du vin rosé ? Intuitif mais totalement faux. Quelques girelles multipliées par des millions d’hameçons pèsent plus que les prises de quelques centaines de filets déployés par les pêcheurs artisanaux. Au total, la pêche de loisir capture autant, ou même plus, de poisson que la pêche artisanale.

C’est la raison pour laquelle, dans certaines aires marines protégées (AMP), comme la réserve de Scandola en Corse et le parc national de Port-Cros, la pêche de loisir est réglementée, au profit de la pêche artisanale. Le rôle des AMP est de protéger non seulement le patrimoine naturel, mais aussi le patrimoine culturel. Or la pêche artisanale est emblématique du patrimoine culturel de la Méditerranée.

PÊCHE ARTISANALE ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

Le lobby de la pêche industrielle est très bien organisé, au niveau planétaire. Il détourne 80 % des subventions mondiales (fig. 2) alors que la pêche industrielle représente très peu d’emplois, une colossale dépense en gazole et un énorme gaspillage via le rejet à la mer de la majorité des prises. En outre, la pêche industrielle produit des farines animales, qui serviront en particulier à l’aquaculture des poissons, une sorte d’escroquerie économique d’une extrême complexité.

Contrairement à la pêche industrielle, qui s’appuie sur la grande distribution et les supermarchés, la pêche artisanale est liée à des circuits de distribution courts (les criées ou la vente directe), qui bénéficient à l’économie locale ; de ce point de vue, on ne peut que regretter la disparition de petites criées (comme à Port-de-Bouc). La médiatisation de l’implication d’une grande chaîne de supermarchés français dans l’exploitation provisoire (car non durable), dramatique sur le plan écologique et qui serait stupide si elle n’était pas rentable pour la chaîne de supermarchés, grâce à de généreuses subventions françaises, des grands fonds de l’Atlantique nous revient en mémoire.

Enfin, la pêche industrielle (européenne, nord-américaine, japonaise, coréenne, russe, etc.) pille les fonds de certains pays du Sud (par exemple la Mauritanie), sans bénéfice pour les pays où la population pratique la pêche traditionnelle (ce qui est choquant), ni même pour l’économie mondiale (ce qui interpelle); là aussi, de généreuses subventions des États, éventuellement les pots-de-vin dont bénéficieraient des hommes politiques des pays du Sud, faussent les lois économiques.

n16-Boudouresque Peche artisanaleFigure 2. Comparaison entre la pêche industrielle (« grande pêche ») et la pêche artisanale, à l’échelle mondiale. (D’après Daniel Pauly, traduit et redessiné par Ch.-Fr. Boudouresque.)

En examinant la figure 2, on comprend pourquoi les scientifiques, tout particulièrement les écologues (scientifiques travaillant en écologie, à ne pas confondre avec l’écologiste du champ politique), sont de farouches défenseurs de la pêche artisanale. Les pêcheurs artisanaux, par tradition méfiants et indépendants, ont mis vingt ans pour comprendre que les écologues étaient leurs meilleurs amis. Le propre d’un ami est de parler vrai. L’organisation de la pêche artisanale, au travers des prud’homies, a assuré des siècles de gestion à peu près durable, mais cette organisation est aujourd’hui insuffisante. Les prud’homies doivent donc s’associer à des aires marines protégées (cantonnements de pêche, établissements de pêche, réserves, parcs nationaux, etc.) pour perpétuer cette gestion durable. C’est ce qu’ont su faire les pêcheurs artisanaux de la Côte Bleue (de Martigues au Rove), avec l’aide d’élus intelligents et responsables, les maires de Martigues au Rove, dans le cadre du parc marin de la Côte Bleue.

Dans le monde entier, on s’intéresse à l’expérience du parc marin de la Côte Bleue, et à son succès : maintenir une pêche artisanale rentable et durable en même temps qu’un patrimoine naturel riche, qui attire en outre des plongeurs et autres visiteurs, autres facettes du développement économique et de l’emploi. Le parc marin de la Côte Bleue est en effet une véritable vitrine du développement durable.

La notion de développement durable, issue du Sommet de Rio, en 1992, repose, faut-il le rappeler, sur la symbiose indissociable entre protection du patrimoine naturel, développement économique et justice sociale.

*CHARLES-FRANÇOIS BOUDOURESQUE est professeur émérite au Mediterranean Institute of Oceanography (MIO), Aix-Marseille Université et université de Toulon, campus universitaire de Luminy, Marseille.

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