Fab Lab, mariage des bits et des molécules, YANN LE POLLOTEC*

S’approprier la technologie et les moyens de production, pour faire de la création une pratique populaire, sur fond d’échange et de « coopérativité ». Retour sur ces lieux novateurs, les fab-lab, comme outil d’émancipation, de résistance et de politisation.

De San Francisco à Barcelone, de Gennevilliers à Lomé, de Nanterre au Caire, depuis une décennie se développent d’une manière virale, sur toute la planète, des lieux particuliers qu’on appelle fab lab ou Hacker-Space…

Ces fab lab, c’est-à-dire LABoratoires de FABrication, sont des ateliers locaux, connectés en réseaux, où l’on peut concevoir, modifier, personnaliser et fabriquer toutes sortes d’objets. Ces ateliers mettent gratuitement à la disposition de tous, des ordinateurs dotés de logiciels libres de création numérique, reliés à des imprimantes 3D et à diverses machines outils. Ces lieux allient la puissance des réseaux planétaires de mise en partage des connaissances à l’efficacité des technologies industrielles et au surmesure de la production artisanale de proximité.

UNE NOUVELLE FAÇON DE PRODUIRE ET CONCEVOIR

Les mots-clefs qui définissent un fab lab sont : Faire, Partager, Apprendre, Droit à l’erreur, Gratuité. Le fonctionnement d’un fab lab se fonde sur trois pratiques : « créer plutôt que consommer », « faites-le vous-même », « faire avec les autres ». Au cœur de l’essence des fab lab se trouve la volonté de faire de la création une pratique populaire, d’apprendre par le faire, le libre partage de savoir faire, et le droit à l’erreur.

On y privilégie l’interdisciplinarité et l’amalgame des expériences de personnes d’horizons et de cultures différents. On partage et diffuse des connaissances au plus grand nombre pour mener à bien des projets innovants. La formation se construit autour de projets concrets et s’appuie sur l’apprentissage par les pairs. Prendre part à la capitalisation des connaissances et à la formation des autres est un devoir pour chaque usager d’un fab lab. L’activité d’un fab lab repose sur le parti pris de créer plutôt que de consommer, en s’appropriant la technologie pour en faire un outil d’émancipation. Les usages sont aussi bien utilitaires, professionnels, culturels, artistiques que ludiques. Les usagers se recrutent chez les designers, bricoleurs, artistes, architectes, étudiants, lycéens, ingénieurs, bidouilleurs, artisans, mais aussi chez les néophytes. Les créations et les productions peuvent aller du bouton en plastique de sa gazinière au petit accélérateur de particules en passant par la maison solaire. Les séries vont de l’unité au millier.

Les fab lab sont d’authentiques tiers-lieux, qui s’inscrivent dans le cadre plus large de l’économie de la contribution chère à Bernard Stiegler. Ils s’appuient en partie sur des modes de financement alternatif comme les P2P lending (prêt entre particuliers), le crowdfunding(forme de souscription sur le net), l’équity crowdfunding, le microcrédit en P2P… Les acteurs des fab lab se réfèrent à la do-cratie c’est-à-dire la démocratie du faire et des solutions plutôt que celle du verbe. Ils récusent à fois les modes d’organisation pyramidaux et ceux en réseau, pour leur préférer l’auto-organisation, l’intelligence distribuée et la stigmergie c’est-à-dire littéralement la « stimulation des travailleurs par l’œuvre commune qu’ils réalisent ».

De fait le concept de fab lab remet en cause les manières de concevoir, de fabriquer, de faire circuler et de consommer nombre de marchandises. Il favorise par essence les circuits courts. Les stratégies industrielles qui reposent sur les obsolescences programmées, sur des situations de rentes technologiques monopolistiques et sur des systèmes de maintenance propriétaires et fermés sont directement menacées par le développement des fab lab. Ainsi par exemple la collaboration entre un fab lab d’Amsterdam et un fab lab indonésien a permis de produire des prothèses de jambe à 40 $ au lieu de 10 000 $ sur le marché en utilisant une structure en bambou plutôt qu’en aluminium.

Les fab lab transposent le modèle des « logiciels libres » à la production d’objets matériels. On parle d’ « open source hardware». Les objets de chacun sont créés collectivement et souvent à partir des plans numériques d’autres objets. Tout en gardant ses droits d’auteur, on partage sa création en mettant en ligne sur le réseau ses plans, ses instructions et recommandations, les matériaux utilisés… C’est-à-dire tout ce qui permet de reproduire l’objet, de le réutiliser, de l’améliorer, de le détourner. La référence étant la licence creative commons.
L’expérience montre que plus un projet est librement partagé, plus il a de chances de réussir, car il s’enrichit et s’améliore au contact de la communauté en réseau des fab lab. Pour le créateur, la reconnaissance et la protection de la paternité de son travail sont d’autant plus fortes qu’elles sont présentées et exposées à tous.

Avec les fab lab, s’est développé aussi le concept de « machines auto-réplicables libres » forgé par l’ingénieur Adrian Bowyer. Celui-ci entendait offrir à chacun un accès libre, gratuit et décentralisé aux moyens de production à partir de machines dont les plans seraient accessibles à tous, via internet, et qui seraient en mesure de produire elles-mêmes la majeure partie de leurs propres pièces. Ce concept s’est concrétisé en 2006 avec le projet international « RepRap » de conception et fabrication libre d’imprimantes 3D. Déjà plus de 200 modèles différents de RepRap existent et des dizaines de milliers de RepRap sont opérationnelles de par le monde au prix moyen actuel de 350 €, dont la conception et la production connaissent une progression géométrique.

Chaque fab lab agit sur un champ d’activités local en répondant aux besoins de proximité et interagit en réseau via internet avec l’ensemble des fab lab du monde entier. Les fab lab ne se concurrencent pas. Ils participent d’un effet réseau coopératif, où chacun augmente la valeur des autres, en mettant en partage une expertise nouvelle. Ils élargissent les capacitésde participation et d’intervention des citoyens sur le local et sur le global.

DES LIEUX DE POLITISATION ET DE DÉBAT

Les fab lab offrent des lieux d’appropriation des moyens de production technologiques afin de transgresser leurs usages, en cela ils participent de l’éthique hacker (de l’anglicisme haker : bricoler, explorer les systèmes informatiques). Ils jouent aussi un rôle d’éducation populaire et de diffusion de la culture technologique.

Dans un fab lab, il y a toujours une salle commune où on débat sur la place et l’utilisation des technologies, sur la nécessité de mettre la technologie au service de valeurs humanistes, sur les enjeux de la création et de la production. Quelles richesses produire ? Comment les produire? Pour satisfaire qui et quels besoins ? Cette salle, souvent pourvue d’une cuisine et de canapés, est aussi un lieu de convivialité, voire de festivité. Ainsi Emmanuel Gilloz, le jeune créateur d’une RepRap pliable et transportable, la Foldarap notait dans son blog « Si je soutiens à fond le concept des fab lab, c’est parce que j’y trouve unε réponse à la question comment vivre en accord avec mes valeurs et participer à la création d’une alternative.

Ces valeurs qui semblent gagner du terrain et représentent les bases d’un nouveau système de société qui apparaît de plus en plus évident face à la perception que quelque chose ne va pas dans l’organisation actuelle du monde (ou du moins la nécessité de discuter de ce qu’on voudrait à la place). Empathie, collaboration, équité, autonomie, distribution, transparence, etc. (…)Le monde du partage devra remplacer le partage du monde. Chaque jour on se rapproche de notre idéal et du point de bascule. »

Les fab lab favorisent une forme d’appropriation sociale des savoirs et des savoir-faire qui entre en contradiction, avec la tendance atavique du capitalisme contemporain fut-il cognitif, à tout breveter et à déposséder les travailleurs de leurs créations immatérielles.

Il y a là en germe la nécessité de passer à un autre modèle économique, à d’autres rapports sociaux. L’« open source hardware » pose donc la question de la rétribution sociale des créateurs-producteurs. Certains acteurs des fab lab vont jusqu’à porter l’idée d’un revenu universel dissocié du revenu du travail rejoignant ainsi la thèse de Marx dans les « Manuscrits » sur une Humanité libérée du salariat : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni. ».

HACKER LE CAPITALISME

Sans en avoir toujours conscience les acteurs des fab lab sont confrontés à la nécessité de dépasser le carcan que constitue pour leur activité concrète, la propriété privée des moyens de production et d’échange. Nombre d’entres-eux parlent de « hacker le capitalisme »: version hacker du dépassement du capitalisme ?

Certes dans tout cela il y a une part d’utopie et quelques illusions rappelant Proudhon et Fourrier. Certes le capitalisme fait tout pour récupérer, corrompre ou détruire ces espaces d’émancipation et de création. Mais il faudrait se garder de ramener le phénomène fab lab à quelques marginaux qui dans des caves voudraient changer le monde avec des imprimantes 3D.

Cela serait oublier que nombre d’acteurs des fab lab ne se contentent pas d’interpréter le monde, ils entendent le hacker. Les fab lab ont pignon sur rue et occupent l’espace public. Ils deviennent des lieux de politisation comme l’avaient été les cafés et les salons au XVIIIe siècle. Ce n’est pas un hasard, si un rapport d’HEC sur les fab lab avertissait qu’« Outre le retour de l’idée de propriété collective de moyens de production – car c’est bien de cela dont il s’agit quand une université ou une association ouvre un atelier équipé de machines-outils -, les fab lab pourraient ainsi aller à l’encontre de certaines grandes tendances du capitalisme du fait de la dispersion du capital induite par ces petites unités de production localisée. Par ailleurs, si l’on suit la grille d’analyse de Jacques Ellul, la démocratisation de la connaissance technique dans le cadre des fab lab pourrait signifier la fin de l’équivalence entre technique et concentration du pouvoir et des ressources ».

Le mouvement des fab lab n’est pas sans contradiction, mais il porte inconsciemment et parfois consciemment, l’ambition de dépasser le consumérisme, la division du travail, et de s’émanciper de l’aliénation produite par le travail salarié : un programme qui rejoint le rêve d’un certain Marx.

*YANN LE POLLOTEC est conseiller municipal PCF du Blanc-Mesnil. Il prépare l’établissement d’un fab lab dans sa ville.

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